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tenus de représenter avec une rigoureuse exactitude quant à la ressemblance et quant aux proportions. Toute statue plus grande que le modèle était renversée sur l’ordre des juges suprêmes des jeux, appelés hellanodices. Il est avéré que ces premières statues étaient médiocrement ressemblantes et belles ; mais les procédés de mesurage appliqués au corps humain furent sans doute dès lors adoptés. Telle fut peut-être l’origine des canons ou statues servant de guide et de type régulateur dans la pratique. Les canons ne sont dangereux que pour ceux qui en abusent. Avant de les maudire comme un fléau ou de les respecter comme une loi inviolable, il convient d’apprendre quel usage en faisaient les sculpteurs grecs. Ces exemplaires présentaient la figure humaine avec sa régularité abstraite et ses proportions les plus constantes, fixées d’après un calcul de moyennes. Lucien le donne à entendre par son portrait du parfait danseur. « Pour le corps, dit-il, je dois me le représenter conforme au modèle de Polyclète, c’est-à-dire d’une taille qui ne soit ni trop grande et vraiment gigantesque, ni pourtant trop petite et se rapprochant de celle d’un nain ; je le veux d’une proportion exacte et juste, point trop gras, ce qui nuit à l’illusion, ni trop maigre, ce qui tourne au squelette et presque au cadavre. » On le voit, le canon était une manière de juste-milieu, ou, si l’on veut, une sorte d’académie correcte où l’expérience et la raison d’un maître traçaient les limites en-deçà et au-delà desquelles l’artiste ne devait pas s’égarer ; mais ce ne fut jamais ni une chaîne, ni même une barrière. Le génie grec était trop libre pour subir un joug quelconque, surtout un joug dont le poids l’eût écrasé. L’inspiration, le goût, les conseils de la nature, la diversité des caractères à exprimer, firent varier les canons. Celui de Lysippe n’était déjà plus le même que celui de Polyclète. Ni l’un ni l’autre n’empêchèrent les artistes de donner à l’enfance, à l’adolescence, à la jeunesse, à l’âge mûr, aux dieux, aux déesses, aux athlètes et aux hermaphrodites les formes et les proportions exigées par l’âge ou par le caractère. Si l’art grec avait été l’esclave des canons, comme l’ignorance se l’est parfois imaginé, après une première génération d’artistes éminens, on se serait contenté de reproduire leurs œuvres par la copie ou le moulage, et il y aurait eu un art byzantin dix siècles plus tôt. Au lieu de cette monotonie et de cette froideur, que de variété, que de vie diversifiée même dans les représentations d’une divinité unique ! Comptez combien de Jupiter, combien de Vénus qui se ressemblent et diffèrent à la fois ! Mais si l’art grec eût méprisé les canons, c’est-à-dire les règles de la proportion et le frein de la mesure, ses œuvres n’auraient pas cet aspect de beauté permanente et sans date où l’humanité reconnaît et admire l’image de sa perfection physique.