Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 49.djvu/341

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

demeurent maîtres à jamais. Il est superflu de se demander comment tel homme ou tel peuple naît artiste ; puisque c’est là un mystère impénétrable ; mais ce qu’il est utile de chercher et permis de savoir, c’est une aptitude évidente, une vocation réelle étant donnée, quelles sont les ’conditions où elles ont atteint autrefois leur entier développement.

Le peuple grec était né artiste. Parmi les arts, qu’il a tous aimés, il en est un au moins, la sculpture, qu’il a porté si haut que dans les temps qui ont suivi, aucun génies aucun peuple n’a pu égaler cette désespérante perfection. Avant de dire un mot de plus, comment ne pas reconnaître que cette invincible supériorité lui vint de la faculté dont il fut doué au degré suprême d’apercevoir, de sentir, d’exprimer les charmes de la beauté plastique ? Le peuple grec disparu, ce sens exquis s’est émoussé. Ce qui sautait aux yeux des Grecs, la plupart d’entre nous, ne le démêlent qu’à force d’attention ; ce qui les ravissait nous trouve et nous laisse souvent insensibles. Dès l’origine de leur littérature, l’éloge de la grâce et de la forme visibles remplit leurs ouvrages. Déjà dans le vieil Homère la beauté physique est chose divine. Il ne la décrit pas à la façon de Lucien et des autres rhéteurs de la décadence, il se contente de l’élever à la hauteur d’un attribut dont ne peut se passer la majesté des dieux. Chez ses héros, la beauté est l’éclat ; le couronnement nécessaire des plus mâles vertus. Des faits nombreux attestent que, de bonne heure et jusqu’à la fin, les Grecs regardèrent la beauté comme un caractère religieux et sacré. Dès les temps anciens, on n’accordait le sacerdoce de Jupiter qu’à l’enfant qui avait été vainqueur dans le concours de la beauté, et sitôt qu’il arrivait à la puberté cet insigne honneur passait à un autre enfant. À l’époque où écrivait Pausanias, les Thébains étaient encore dans l’usage de nommer prêtre d’Apollon pour l’année l’enfant qui l’emportait par l’éclat de la naissance, par la vigueur et par la beauté. À Tanagre, c’était le plus bel adolescent qui devait porter un agneau sur ses épaules aux fêtes de Mercure. C’est sa beauté singulière qui valut à Sophocle la gloire de conduire le chœur d’adolescens qui, la lyre à la main, le corps nu et parfumé, chantèrent l’hymne de victoire et dansèrent autour des trophées après la bataille de Salamine. S’il est vrai, comme l’a dit Boileau, que l’on énonce clairement ce que l’on conçoit bien, le peuple qui comprenait ainsi la signification et la valeur esthétique de la forme était prédestiné à la reproduire avec une incomparable puissance.

Personne a-t-il jamais prétendu expliquer par la seule influence d’un heureux climat ce rare privilège de distinguer rapidement les forces expressives du visage et du corps de l’homme ? Nous ne le