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fermes, et promit cette critique pour un autre temps. C’est cette critique, étendue et fortifiée plus tard, qui est devenue l’Essai de philosophie religieuse, où l’on retrouve l’esprit de Leibnitz combiné avec la pensée de Maine de Biran. À l’idée d’un mouvement et d’un développement indéfinis que le panthéisme imagine dans l’être absolu, M. Emile Saisset oppose, avec Aristote et Leibnitz, l’idée d’un Dieu immuable, absolument et éternellement déterminé, jouissant d’une souveraine perfection, s’exprimant au dehors par une création éternelle mais non nécessaire, infinie mais non absolue. Pour lui, l’individualité est la pierre d’achoppement de tout panthéisme, et la personnalité, bien loin de lui paraître une diminution de l’être, en est au contraire le dernier terme et le plus haut accomplissement. Il n’a cessé de combattre de toutes ses forces la doctrine contraire, et tandis qu’autour de lui un mouvement aveugle entraînait tant d’esprits à mêler tous les êtres, tous les phénomènes de la nature en une vague et confuse unité, il défendait énergiquement, avec toute une école où il était devenu maître après avoir été disciple, les droits de la personnalité, soit en l’homme, soit en Dieu. Toute sa philosophie peut se résumer dans ces paroles profondes de Maine de Biran : « La science humaine a deux pôles : la personne finie qui est moi, la personne infinie qui est Dieu. »

Tels sont les services que M. Emile Saisset a rendus à la philosophie. — Il y portait, comme nous le disions hier devant la tombe qui allait se fermer, une admirable pénétration, une lumière qui rendait faciles les questions les plus obscures, une autorité qui croissait avec son talent, une éloquence noble, élégante et ferme. Nul n’excellait comme lui à démêler les parties d’un problème, à décomposer et à ordonner les élémens d’une question, à faire la part du connu et de l’inconnu, du certain et de l’incertain, de l’expérience et de l’hypothèse. Sa dialectique souple et pressante ne laissait aucun refuge au sophisme. Sa profonde érudition philosophique n’était dupe d’aucune apparente nouveauté. Sa plume précise et nerveuse savait tout dire, et, sans avoir besoin du jargon pédantesque des écoles, exprimait avec la plus vive clarté les idées les plus délicates et les plus profondes de la plus savante métaphysique. La philosophie était pour lui une cause et un drapeau. Il a consacré sa vie à deux entreprises : défendre les droits de la philosophie, et en philosophie défendre les principes du spiritualisme. Il n’a jamais séparé ces deux causes, et ceux qui suivront ses écrits verront avec quelle fermeté et quelle constance il a suivi cette double pensée. Sans aucun doute, le talent de M. Saisset eût grandi encore, et tout lui présageait le plus brillant avenir ; mais, comme son maître Jouffroy, la mort est venue l’interrompre dans le progrès de ses pensées et de ses facultés, et l’emporter dans ty vigueur de l’âge, dans la pleine possession de toutes ses forces, et prêt à en faire le plus fécond, le plus bien faisant usage.

Paul Janet.
V. de Mars.