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REVUE. — CHRONIQUE.


M. ÉMILE SAISSET.

La philosophie et les lettres viennent de faire une perte bien cruelle. La mort de M. Émile Saisset leur enlève un de nos écrivains les plus distingués ; elle enlève aussi à la Revue un collaborateur qui débutait dès 1844 dans la polémique philosophique par une étude justement remarquée sur la Philosophie du Clergé. Le développement des travaux philosophiques que M. Saisset a donnés dans la Revue comprend en quelque sorte deux périodes distinctes. Dans la première, il s’était surtout attaqué à l’école ultramontaine et théologique : il défendait contre les attaques de cette école, alors très florissante, la philosophie, la raison, la libre pensée. Un rationalisme sévère, non agressif, mais très fier et très ferme, anime ses premiers écrits, qu’il a réunis sous ce titre : Essais de Philosophie et de Religion. Plus tard, sans avoir cependant reculé d’un pas, il crut que les vicissitudes de l’opinion appelaient un autre genre de polémique. D’un côté les progrès de l’école positiviste, de l’école panthéiste, de l’école sceptique, d’un autre côté les concessions de l’école théologique, de moins en moins hostile à la philosophie, dont elle commençait à comprendre la nécessité, l’amenèrent à porter ses coups là où se trouvait à ses yeux l’adversaire le plus pressant, le plus envahissant. De là cette lutte contre le panthéisme allemand ou français, ancien ou moderne, qui a été le plus grand effort et le plus important objet de sa vie philosophique.

Avant de s’attaquer au panthéisme, il voulut le connaître. De là sa belle traduction de Spinoza, la première qui ait paru en France, et dont l’introduction est un morceau achevé. Si vous exceptez quelques pages de M. Jouffroy, excellentes, mais rapides, dans son Cours de droit naturel, rien de précis ni de lumineux n’avait été écrit parmi nous sur cette difficile et profonde philosophie avant le travail de M. Saisset. Ce travail nous a, on peut le dire, révélé Spinoza. En quelques traits courts, simples et sévères, il dessine en perfection toutes les parties de ce laborieux système, il nous en fait comprendre l’idée génératrice et les développemens si originaux et si hardis. Il dégage la pensée du philosophe de tout cet échafaudage géométrique, si artificiel et si compliqué, et à la place de ce Spinoza hérissé et inextricable, il nous montre un Spinoza naturel et vivant. On peut dire que dans cette exposition le traducteur, malgré ses propres doctrines, n’a pas un seul instant trahi son auteur, en le représentant sous ce jour défavorable et en le noircissant comme il nous arrive souvent à notre insu lorsque nous analysons une doctrine que nous ne partageons pas. Ce travail est au contraire d’une admirable impartialité, et on n’y sent qu’une seule préoccupation, celle de rendre et d’analyser dans toute sa sincérité, dans toute sa vérité, et même dans sa grandeur, la pensée philosophique du spinozisme.

Dans ce premier travail, M. Émile Saisset avait surtout eu à cœur de faire connaître Spinoza et de le faire comprendre. Il n’osa pas en aborder immédiatement la critique. Il se borna à quelques réserves courtes, mais