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aussi contraire à l’expérience de l’humanité. L’amour du peuple ne l’aurait certes pas aveuglé. Il n’avait au fond ni estime ni sympathie pour les masses, et ses sentences démocratiques ne l’empêchaient pas d’écrire à M. Bordes cette phrase odieuse : « A l’égard du peuple, il sera toujours sot et barbare, témoin ce qui vient de se passer à Lyon. Ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin. » Ce désaccord entre les maximes et les instincts était fort commun alors, et les maximes, tout entachées qu’elles étaient d’utopie, valaient habituellement mieux que les instincts. Les hommes étaient inférieurs à leurs pensées. On se disait et l’on se croyait sensible, humain, attaché au bonheur du prochain ; mais tous ces beaux sentimens venaient de la tête plutôt que du cœur, et le président de Brosses aurait pu dire à presque toute la coterie philosophique ce qu’il écrivait à Voltaire à propos de ses ouvrages : « Je voudrais seulement que vous eussiez dans votre cœur le demi-quart de la morale et de la philosophie qu’ils contiennent. » Et en effet, au moment où l’enthousiasme d’esprit que la cause de la justice inspire à Voltaire l’entraîne à poursuivre la réhabilitation de Calas avec un zèle qu’on ne saurait trop admirer, il écrit à d’Alembert avec une joie féroce : « Je m’occupe à faire aller un prêtre aux galères. » Au moment où il s’indigne contre le supplice du chevalier de La Barre, mis à mort comme contempteur du Christ, il se réjouit à la pensée que si l’audacieux contempteur de Voltaire, « ce polisson de Jean-Jacques, » s’avisait de venir à Genève, « il courrait grand risque de monter à une échelle qui ne serait pas celle de la fortune. »

La même opposition entre la générosité des émotions de l’écrivain et la dureté des sentimens de l’homme se retrouve chez d’autres philosophes du temps. Diderot prêchait en déclamateur sensible la plus tendre fraternité entre les hommes, et il rêvait en forcené le meurtre des prêtres et des rois. Cela n’a rien de surprenant. Les habitudes ont plus d’empire sur les âmes que les idées. Nombre de jolies femmes qui s’engouaient du traité des délits et des peines de Beccaria avaient assisté pendant plus d’une heure avec une curiosité barbare à tous les détails du supplice de Damiens. Nombre de sages improvisés qui dissertaient avec leurs maîtresses sur la réformation des mœurs et les progrès de la civilisation avaient « claqué des mains comme au spectacle » et chantonné des couplets obscènes lorsque la belle Lescombat avait traversé la foule pour se rendre à la potence. Les conceptions philosophiques n’ont pas le don de changer instantanément les cœurs et les vies. De simples idées peuvent s’emparer de certaines âmes élevées au point de les dominer ; elles peuvent même provoquer chez le commun des hommes de beaux élans d’enthousiasme et d’espérance ; elles peuvent donner