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Un mois, s’était déjà écoulé depuis le triste événement dont nous venons de parler, lorsque le chevalier reçut à Manheim, où il s’était retiré, la lettre qu’on va lire :

« Pensez-vous encore un peu à la pauvre fille de Schwetzingen ? Hélas ! chevalier, je suis bien triste loin de vous, et je pleure chaque jour ce doux paradis où je vous ai rencontré pour le bonheur et peut-être pour le malheur de ma vie. Je n’ai d’autre consolation que de penser à vous en lisant sans cesse les nobles conseils que vous m’avez tracés de votre main. Je porte cet écrit toujours sur moi, et le soir je le lis comme une prière avant de m’endormir. Je ne sais quel est le sort qu’on me prépare ; mais, quoi qu’il arrive, je tiendrai le serment que je vous ai fait à cette mémorable soirée du parc de Schwetzingen. Le mois que je viens de passer loin de vous m’a singulièrement mûri l’esprit. Il me semble aujourd’hui mieux vous comprendre et mieux apprécier la tendre sollicitude dont vous m’avez entourée. Votre heureuse influence se fait sentir dans toutes mes actions ; elle dirige mes pensées, mes sentimens, et je ne puis lire un livre, admirer un tableau, entendre une page divine de Mozart sans me dire : C’est à lui que je dois ces pures et saintes jouissances. O mon ami, que Dieu a été bon en me jetant sur votre route, en me donnant pour guide de ma jeunesse un homme qui à la raison la plus haute joint une sensibilité, une délicatesse toutes féminines ! Vous avez fait jaillir de mon être de nobles aspirations, vous avez rempli mon imagination de rêves d’or, vous m’avez entr’ouvert les portes de l’idéal. Soyez béni, comptez sur ma reconnaissance, et, je le jure devant Dieu,… sur mon amour ! — Vergissmeinnicht !… »

La lecture de cette lettre produisit sur le chevalier un de ces puissans effets qui ébranlent les organisations les plus vigoureuses. Il resta plusieurs jours renfermé dans sa chambre à pleurer, à méditer sur son triste sort. Il comprit enfin qu’il fallait prendre une grande décision, et rompre le charme qui le retenait captif depuis tant d’années. Sans rien dire à personne, après avoir pris quelques dispositions, le chevalier sortit de Manheim et quitta l’Allemagne. Où allait-il se rendre, et quelle devait être la fin de cet homme si éprouvé, si digne cependant d’un bonheur qui lui était apparu deux fois dans sa longue et romanesque existence ? C’est ce que nous dirons peut-être un jour en racontant les dernières années du chevalier Sarti, et en montrant par la vie de Frédérique de Rosendorff que l’idéal peut couronner le devoir, l’amour survivre à l’hymen.


PAUL SCUDO.