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Mme de Rosendorff elle-même fut assez aimable pour lui, soit qu’elle voulût adoucir le coup qu’elle allait lui porter, soit qu’en sa qualité de femme et de tante elle ne fût pas insensible aux hommages qu’un homme distingué rendait à sa fille adoptive. La scène qui s’était passée chez le docteur Stolz avait d’ailleurs affaibli les préventions de Mme de Rosendorff contre le caractère du Vénitien, qu’on lui avait présenté comme un froid suborneur. L’émotion de Frédérique et la tristesse profonde qu’elle avait remarquée sur les traits du chevalier avaient produit une révolution favorable dans l’esprit de cette femme, qui commençait à croire que le Vénitien était au fond un galant homme sincèrement épris des charmes et des instincts élevés d’une jeune personne dont il avait dirigé l’éducation. Mme de Rosendorff avait fini par comprendre qu’un homme de goût et d’imagination avait pu être séduit par la grâce et l’épanouissement de l’heureuse nature de Frédérique. — Et puis, se disait-elle, tout cela va bientôt finir, et la séparation dissipera vite ce petit rêve d’amour.

Enfin le moment de la séparation arriva. La veille du jour fixé pour le départ de Mme de Rosendorff, le chevalier rencontra Frédérique près de la porte du salon, s’approcha d’elle, et lui prenant la main avec émotion : Tenez, lui dit-il, cachez cet écrit ; ce sont mes adieux que je vous adresse, ce sont les vœux que je forme pour le bonheur de votre vie, trop chère enfant que je ne reverrai plus sans doute !

Frédérique prit la lettre. À la fin de la soirée, lorsque la jeune fille se fut retirée dans sa chambre, voici ce qu’elle lut avec anxiété :

« Vous partez, Frédérique, et je ne vous reverrai plus… Soyez heureuse ; que la vie vous soit facile et douce ! Pensez quelquefois à moi, pensez à l’homme qui vous a tant aimée et que vous laissez si malheureux ! Je vous pardonne, Frédérique, tout le mal que vous m’avez fait sans le vouloir et sans vous en douter peut-être, car c’est moi qui ai été faible et presque coupable en me laissant trop charmer par les dons de votre belle nature. J’ai été séduit moins encore par les attraits de votre personne que par la distinction de votre âme et de votre esprit. En vous voyant pour la première fois, je fus ébloui. Vous m’apparaissiez comme une douce vision de l’être adorable, de l’ange gardien qui plane sur ma vie. C’est en vain que j’ai combattu, c’est en vain que j’ai voulu étouffer dans sa source le sentiment qui naissait dans mon cœur. J’ai été vaincu dans cette lutte inégale, parce que le charme attaché à votre personne ranimait en moi d’ineffables souvenirs. Engagé par Mme de Narbal à vous donner quelques conseils sur l’art que nous préférons, j’ai pris goût à ces entretiens aimables où je m’efforçais de vous parler dignement