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au théâtre de Hambourg ne supporterait aujourd’hui une exécution publique. Vingt ans après la mort de ce hardi précurseur, on essaya de remonter à Hambourg même plusieurs des opéras les plus applaudis de Keiser ; mais la nouvelle génération refusa d’encourager cette expérience. C’est que la langue musicale n’était pas encore faite du temps de Keiser, de Telemann et de Matheson, et sans la langue, qui est l’œuvre lente des générations, le génie lui-même ne peut survivre longtemps à l’heure où il s’est produit. — Chevalier, ajouta tout à coup M. Thibaut en se tournant vers le groupe où était Mme de Narbal, vous devriez clore cette belle fête de l’art en nous disant un de ces morceaux exquis de l’ancienne école italienne dont vous avez la mémoire remplie. Vous nous donneriez une idée exacte de la différence qui existait alors et qui existe encore aujourd’hui entre la musique de votre beau pays et la nôtre. Voyons, prouvez-nous par un exemple vivant ce que sont le style, le goût et la forme dans les œuvres de l’art.

Surpris de l’invitation inattendue qui lui était faite, le chevalier résista beaucoup à s’offrir ainsi en spectacle devant une nombreuse assemblée ; mais, poussé par les vives instances du docteur Thibaut et par celles de Mme de Narbal, mû aussi par le désir de se relever aux yeux de Frédérique, le chevalier monta lentement sur l’estrade, où le docteur lui tendit la main en riant. Après avoir un peu consulté sa mémoire, Lorenzo se décida à chanter une cantate de Porpora, dont les paroles avaient quelque rapport avec l’état de son cœur. Un murmure de curiosité s’éleva dans la salle et s’apaisa tout à coup lorsque le chevalier, après avoir frappé quelques accords sur le clavier, se mit à chanter l’admirable récitatif qui précède la cantate proprement dite :

Pria dell’aurora, o Filli,
Io sognando ti vidi…

« Avant que l’aurore ne fût éclose, je rêvais de toi, ô Phillis ! et mon imagination était si remplie de l’on image, que le rêve avait presque le charme de la vérité. En te voyant si douce et si bonne pour moi, comme tu ne l’as jamais été, — qual non ti vidi mai, — je doutais cependant de la réalité de mon bonheur. »

Et Lorenzo chanta cette première partie du récitatif avec une grâce et une ampleur de style qui surprirent et charmèrent l’auditoire. Il continua, et, s’animant avec le récit de son rêve, où intervient un rival jaloux qui trouble sa béatitude, il acheva cette admirable mélopée par les paroles suivantes qui exprimaient ses propres angoisses :

Timor, vergogna, ed ira
Mi assalir in un momento,