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un souvenir, un reflet, je dirai presque une apparition de Beata, que le chevalier adorait dans Frédérique de Rosendorff. Il prit goût à la vie, au travail, à l’activité de l’esprit, à l’étude de l’art et, de ses divers phénomènes, et se plut à coordonner ses idées sur un si vaste sujet pour les mettre à la portée de la jeune fille qui avait le don de le charmer. Profitant de la riche bibliothèque musicale du docteur Thibaut, le chevalier fit parcourir avec plus de soin à Frédérique les principaux maîtres de l’école italienne, qu’il divisa en trois grandes époques : de saint Grégoire à Palestrina, qui ferme le moyen âge, de Palestrina à Alexandre Scarlatti, qui ouvre l’ère des compositeurs dramatiques, et de Scarlatti à Paisiello, qui en est le dernier représentant avant Rossini, expression éclatante du XIXe siècle.

Pendant la première époque, qui dure à peu près mille ans, l’art musical se forme sous la pression de deux influences contraires, celle de la mélopée ecclésiastique, dont le caractère est aussi indécis que la tonalité, qu’on n’a jamais pu bien définir, et l’influence des chants populaires, pénétrés de rhythmes et d’accens mélodiques plus expressifs, et qu’on jugeait incompatibles avec l’allure solennelle du chant grégorien. Cette lutte de deux manifestations incomplètes du sentiment musical s’efforçant de créer la langue qui lui est nécessaire, ce dualisme de l’esprit ecclésiastique et de la fantaisie mondaine et populaire, qui se touchent, se pénètrent incessamment sans pouvoir s’absorber l’un dans l’autre, se terminent par un compromis qu’exprime l’œuvre de Palestrina. Génie calme et pur, âme simple, timorée et pleine d’une foi sincère, Palestrina marque un point d’arrêt, une transition entre le moyen âge et les temps nouveaux. Cet élève, cet héritier des scolastiques gallo-belges, s’élève au milieu des splendeurs de la renaissance et chante pour la première fois les louanges de Dieu dans une langue noble, mais vague, qui n’appartient déjà plus entièrement à la tonalité ecclésiastique, sans être encore de la musique moderne. L’œuvre de Palestrina constitue une tradition de style qu’on s’empresse d’imiter, elle donne son nom à une forme de l’art d’écrire qui règne pendant plus de cent ans. C’est durant cette période, de la fin du XVIe siècle au commencement du xvin0, que se dégage enfin, après mille tâtonnemens de la libre fantaisie et du sentiment, ce qu’on appelle la tonalité moderne, c’est-à-dire la vraie langue musicale, que l’instinct avait toujours pressentie dans les chants populaires.

Prenant ensuite la série des compositeurs célèbres du XVIIe siècle, cet âge d’or de la musique, Lorenzo s’ingéniait à caractériser rapidement, par quelques traits vifs et précis, la physionomie et l’œuvre, des génies mélodieux qui, de Carissimi à Paisiello, sont la gloire de l’Italie. — Ces hommes illustres, disait le chevalier à sa charmante élève, ont créé dans l’espace d’un siècle toutes les formes