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de ses nouveaux navires à tout le monde, même aux officiers qui du jour au lendemain pouvaient être appelés à en prendre le commandement. S’il s’est répandu jusque parmi les marins beaucoup de rumeurs inexactes ou même complètement dénuées de fondement sur le compte de nos navires cuirassés, l’administration doit s’en prendre surtout à elle-même, car elle a pendant longtemps fait ce qu’elle a pu pour empêcher la vérité d’être connue.

Croire à son infaillibilité est assez commun sur la terre, mais imaginer qu’il est possible d’imposer aux autres, sans se donner aucune peine pour y parvenir, la foi qu’on a en soi-même, cela comporte une dose d’ingénuité que l’on ne peut attribuer à un personnage qui, comme l’administration de la marine, jouit d’une expérience deux pu trois fois séculaire. Pourquoi cacher ses œuvres, s’il était vrai qu’elles eussent réussi ? Telle était la réflexion qui se présentait naturellement à l’esprit de beaucoup de gens. C’était en vain bien souvent qu’à ce raisonnement de la défiance on essayait d’opposer les rapports des officiers qui, ayant navigué sur ces bâtimens, étaient presque seuls en droit d’en parler avec autorité. Ces rapports étaient et sont encore demeurés secrets, on savait cependant qu’ils étaient en général très favorables aux navires cuirassés ; mais on se demandait s’ils ne contenaient pas quelque critique respectueuse, quelque petit post-scriptum qui réduisait tout le panégyrique à néant. On mettait en avant les instincts et les sentimens de la profession. On disait que les commandemens des navires cuirassés avaient été très recherchés, et qu’il n’était pas étonnant que les officiers qui en avaient été pourvus répondissent à une faveur par une bonne volonté qui tenait grand compte du bien et traitait avec indulgence le côté faible. On ajoutait que le marin épouse toujours sa frégate ou son vaisseau, que l’officier ne voit trop souvent que les qualités du navire sur lequel il est embarqué. D’ailleurs comment être assez hardi pour se faire à l’avance une opinion sur le compte de navires qui, construits tout spécialement en vue du champ de bataille, c’est-à-dire pour le service d’escadre, n’avaient guère encore navigué qu’isolément, et qui, dans leurs mystérieuses expériences, semblaient s’attacher à éviter tout contrôle et toute comparaison ? Décidément le plus sage était d’attendre avant d’exprimer une opinion.

Aujourd’hui le voile est déchiré ; nos navires cuirassés viennent de faire en escadre une croisière qui les a soumis à toutes les vicissitudes de la mer, depuis le calme plat jusqu’à un coup de vent des plus violens que l’on puisse éprouver dans les parages orageux de la Bretagne et de l’Angleterre. Pendant deux mois et à chaque heure du jour, ils se sont comparés entre eux et avec les modèles les plus