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homme. Or, s’il y a dans les Philippiques un grand amour de la liberté, il y a aussi une haine violente contre un homme. On sent bien que cet ennemi de la patrie est en même temps un adversaire intime et personnel. Il a tenté d’asservir Rome, mais il s’est aussi permis de railler dans un discours fort plaisant tous les ridicules du vieux consulaire. Le jour où Cicéron a lu cette invective, son irritable vanité s’est émue; « il a pris le mors aux dents, » selon l’expression d’un contemporain. La haine généreuse qu’il ressent contre un ennemi public s’est enflammée de rancunes particulières; une lutte à outrance a commencé, poursuivie avec une ardeur toujours nouvelle à travers quatorze harangues. « Je veux, avait-il dit, l’accabler de mes invectives et le livrer flétri aux outrages éternels de la postérité, » et il a tenu parole. Cette persistance passionnée, ce ton d’emportement et de violence devaient blesser Brutus. Ce qui ne lui déplaisait pas moins que les colères de Cicéron, c’étaient ses complaisances. Il lui en voulait des éloges hyperboliques qu’il accordait à des gens qui ne les méritaient guère, à ces généraux qui avaient servi toutes les causes, à ces hommes d’état compromis sous tous les régimes, à ces ambitieux, à ces intrigans de toute sorte que Cicéron avait réunis avec tant de peine pour en former ce qu’il appelait le parti des honnêtes gens; il souffrait surtout de le voir prodiguer les honneurs au jeune Octave, et mettre à ses pieds la république, et quand il l’entendait l’appeler un « divin jeune homme envoyé par les dieux pour la défense de la patrie, » il avait peine à se contenir. »

Lequel des deux avait raison? Brutus assurément, si l’on songe au dénoûment. Il est certain qu’Octave ne pouvait être qu’un ambitieux et qu’un traître. Le nom qu’il portait était pour lui une inévitable tentation; lui livrer la république, c’était la perdre, Brutus avait raison de croire qu’Octave était plus à redouter qu’Antoine, et sa haine ne le trompait pas quand il prévoyait dans ce divin jeune homme tant vanté par Cicéron le maître futur de l’empire, l’héritier et le successeur de celui qu’il avait tué. Était-ce bien pourtant Cicéron qu’il fallait accuser, ou seulement les circonstances? Lorsqu’il accepta les secours d’Octave, était-il libre de les refuser? La république alors n’avait pas un seul soldat à opposer à ceux d’Antoine; il fallait prendre ceux d’Octave ou périr. Après qu’il eut sauvé la république, on aurait eu mauvaise grâce à lui marchander les remercîmens et les honneurs. D’ailleurs ses vétérans les demandaient pour lui d’une façon qui ne souffrait pas de refus, et souvent même les lui accordaient par avance. Le sénat sanctionnait tout au plus vite, de peur qu’on ne se passât de son aveu. « Les soldats, dit quelque part Cicéron, lui ont donné le commandement ;