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qu’elle peut avoir, et fort de son opulence, de son crédit, de ses mensonges séduisans, de son habileté consommée, il ne doute pas d’en sortir victorieux. Seulement, et vu l’humeur vindicative de son antagoniste, il croit devoir se munir d’une cotte à mailles d’acier qu’il portera désormais sous son lucco de soie noire. Baldassare, de son côté, n’hésite pas sur l’emploi de la première aumône tombée en ses mains ; — avant d’acheter du pain, il a fait emplette d’un poignard.

Le duel de ces deux hommes ne constitue pas, à beaucoup près, la partie la plus intéressante du drame, dont il est cependant le principal nœud. Ceci tient peut-être à l’invraisemblance indispensable de certaines combinaisons sans lesquelles il prendrait fin dès la première semaine. Si Tito Melema, fidèle en cela aux traditions du pays qu’il habite et du temps où il vit, pouvait se résoudre à se débarrasser par un meurtre de l’homme dont le retour inattendu ne lui laisse plus aucun repos, les assassins à gages ne lui manqueraient pas. Si de son côté Baldassare Calvo, placé dans les conditions ordinaires, se décidait à élever la voix, à dénoncer l’ingratitude insigne, la fraude monstrueuse dont il est victime, ou bien encore s’il voulait se faire justice par lui-même et, après avoir porté la sentence mortelle, l’exécuter immédiatement de sa main, le dénoûment arriverait à grands pas. Il a donc fallu l’ajourner en supposant au jeune professeur des scrupules qui se comprennent sans doute, mais ne laissent pas de paraître improbables dans la situation à lui faite, tandis que d’autre part on attribuait à son antagoniste un besoin de vengeance tellement raffiné que la mort de Tito sans tortures préalables lui serait une satisfaction insuffisante. On suppose en outre que toute l’énergie de ses facultés se concentre sur cette pensée de châtiment ; à cela près, Baldassare n’est plus qu’une ruine intellectuelle et morale. Les durs traitemens qu’il a subis, les angoisses de la captivité ont détruit en partie sa raison, affaibli sa mémoire, et ne lui laissent plus en fait de volonté que quelques éréthismes furieux suivis de longues défaillances. Toutes ces anomalies, purement arbitraires, font de son désir de vengeance une sorte de maladie capricieuse plutôt qu’une passion définie. George Eliot, on s’en aperçoit de reste, ne partage pas la sympathie de Samuel Johnson pour quiconque « sait bien haïr. » Sa philosophie épurée, inclinant à l’indulgence et au pardon, n’admet qu’à titre d’infirmités, d’altérations morbides, ces ressentimens implacables qui, se repaissant de leur propre amertume, sont à la fois en dehors de la loi naturelle et de la loi chrétienne. Le romancier semble ignorer que, pour le philosophe indépendant de cette dernière, la vindicte humaine est parfois une des formes de la justice