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Il prend aussitôt la fuite, et, favorisé par la populace qui s’interpose entre lui et ses gardiens, court chercher asile dans l’enceinte privilégiée du Duomo. Sur les degrés de cette antique cathédrale, au milieu d’un groupe de signori qui faisaient les honneurs de la ville à des officiers de Charles VIII, Tito Melema pérorait avec sa faconde accoutumée, plus gracieux et plus courtois que jamais. Une main convulsive se cramponne tout à coup à son manteau, celle du fugitif qui vient de trébucher, dans sa course effrénée, sur une des marches du temple qui doit le dérober aux poursuites. Tito se retourne par un mouvement soudain, et se trouve face à face avec Baldassare Calvo, son père adoptif.


« Les deux hommes se regardèrent l’un l’autre dans un silence de mort : Baldassare avec une expression farouche et une étreinte toujours plus forte de ses mains fatiguées et souillées sur ce bras protégé par un épais velours ; Tito, fasciné par la terreur, avec des joues et des lèvres d’où le sang s’était tout à coup retiré. Ceci ne dura pas une minute, mais le temps leur sembla long à tous deux.

« Le premier bruit que perçut Tito fut le rire saccadé de Piero di Cosimo, qui, placé à côté de lui, était seul à même d’étudier son visage. — Ah ! disait le peintre, je saurai désormais ce que c’est qu’une apparition.

« — Sans doute quelque prisonnier échappé, ajouta Lorenzo Tornabuoni… Qui peut-il être, je me le demande ?

« — Bien certainement, répondit Tito, c’est un homme qui n’a plus sa raison.

« A peine aurait-il pu se rendre compte de ces paroles que ses lèvres venaient de prononcer. Il y a des momens où nos passions, décidant et parlant à notre place, nous réduisent au rôle d’assistans décontenancés. L’inspiration fatale dont elles sont pour ainsi dire imbues équivaut, en un instant, à des années de préméditation criminelle.

« Les deux hommes ne s’étaient pas quittés du regard, et Tito, dès qu’il eut parlé, put croire que quelque poison magique avait jailli des yeux de Baldassare. Ce poison, il le sentait déjà courir dans ses veines ; mais le moment d’après son bras était libre, et Baldassare avait disparu dans les profondeurs de l’église… »


L’arrivée de Baldassare à Florence place Tito entre deux alternatives inexorables : ou bien un franc retour sur ses fautes passées, un repentir sincère, un aveu qui pourrait l’innocenter encore tant aux yeux de son père adoptif qu’à ceux de Romola elle-même, ou bien une persistance froide et cruelle dans le parti qu’il a pris de méconnaître le protecteur de sa jeunesse et d’infirmer toutes ses revendications en le faisant passer pour un insensé. Ce dernier parti peut avoir ses inconvéniens ; il a certainement ses périls, qui préoccupent sérieusement le jeune Grec ; c’est pourtant celui auquel il s’arrête. La lutte sacrilège qu’il engage ainsi ne l’inquiète que par les résultats