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au milieu de.la mêlée des partis ; Nello le barbier, l’étourderie et le bavardage populaires, et cet amour de la nouveauté, ce culte du rien, de la rumeur vague, du bruit qui court, si bien caractérisés par le mot de cicalata (bourdonnement et vol de cigale). Vous avez en sous-ordre l’esprit de trafic personnifié dans le colporteur Bratti Ferravecchi, et, comme représentant de ces fameux ciompi que le « beuglement de la vache »[1] trouvait toujours prêts à la révolte, le romancier nous offre Oddo le teinturier et l’armurier Niccolò Caparra. Dans une région supérieure, le prieur des dominicains de Saint-Marc, Girolamo Savonarola, symbolise l’esprit de réforme cléricale et d’affranchissement politique. Romola, c’est l’intégrité, la droiture inflexible, la loyauté sans tache de la femme vouée au devoir, et dans Tito Melema, sous des dehors séduisans, se trahissent l’ingratitude égoïste, la faiblesse sensuelle, l’ambition sans scrupules, l’intrigue sans pudeur, la diplomatie dupe d’elle-même.

Ces sortes de personnifications offrent, il faut bien le dire, un inconvénient grave. En ôtant au récit quelque peu de sa vraisemblance, elles en diminuent le prestige. Chacune d’elles, ayant ainsi son mandat spécial, et parlant, agissant en vertu d’une idée préconçue, perd son caractère humain pour revêtir celui d’un rouage mécanique, d’un fantoccino docile ; elle se manifeste au moment voulu, traduit avec une certaine affectation l’idée que l’auteur en la créant se proposait de mettre en relief, et se perd dans la foule aussitôt après, sans laisser la moindre illusion sur sa non-réalité, le moindre doute sur son origine et sa mission, toutes deux purement artificielles. Nous n’oserions dire que George Eliot a toujours évité ces inconvéniens ; nous n’oserions affirmer qu’il n’a pas exagéré çà et là le caractère historique et didactique de son œuvre. Son récit est de temps en temps obstrué soit de longs dialogues spécialement destinés à développer ses vues sur telle question d’art, de politique ou de religion, soit d’épisodes étrangers à son sujet, et qu’il y rattache de force par des combinaisons bien moins naturelles, bien moins ingénieuses que celles dont Walter Scott savait user en pareil cas pour cimenter l’union difficile du faux et du vrai, de la fiction et de l’histoire. Soit dit sans l’offenser, ce n’est pas dans la combinaison des faits qu’il excelle. Son domaine est ailleurs ; il est plus haut selon nous, dans ces régions sereines d’où le philosophe jette un regard pénétrant sur les mobiles secrets des infirmités inavouées, sur les merveilleuses inconséquences de notre ondoyante nature. Le plus novice de nos auteurs dramatiques distribuerait plus adroitement son scenario,

  1. La vacca muglia, disaient les artisans de Florence quand sonnait la grande cloche dans la tour du Palais-Vieux.