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du sort. Malgré tout, elle n’est pas devenue absolument étrangère aux instincts de son sexe, et lorsque Tito Melema vient éclairer de sa beauté juvénile, de son radieux sourire, le sombre intérieur où elle se consume lentement, elle ne peut s’empêcher d’être éblouie et troublée par cette apparition imprévue. Mieux encore que sa fille, Bardo Bardi s’éprend du jeune étranger, dont l’érudition précoce, fortifiée par de fréquens voyages sur la terre classique, lui promet un collaborateur d’élite. Dès leur première entrevue, il lui semble retrouver le fils dont le départ avait été naguère un des plus rudes chagrins de sa vie, et en apprenant que le père adoptif du jeune Grec, — un savant napolitain dont ce dernier ne parle qu’avec une extrême réserve, — a tout récemment péri dans un naufrage, il se sent pris à son tour d’une compassion toute paternelle pour un malheur si semblable à celui qui l’a frappé. Tito met à profit avec une habileté merveilleuse les circonstances qui lui donnent prise sur ces deux cœurs généreux, et tandis qu’il charme le père par ses descriptions des ruines d’Athènes, quelques regards empreints d’une respectueuse admiration appellent sur le front de Romola les premières rougeurs de l’amour naissant. Tito Melema ne peut douter désormais qu’il n’ait deux zélés avocats auprès de Bartolommeo Scala, le secrétaire de la république de Florence, et c’est là un grand pas en avant sur la route de la fortune. Fions-nous à l’habile aventurier pour y marcher de pied ferme et laisser de côté toute pierre d’achoppement.

Tel est le début, telle est l’exposition, si l’on veut, du nouveau roman de George Eliot, l’auteur d’Adam Bede. Rompant tout à coup avec les précédens de sa renommée encore récente, la femme distinguée qui s’abrite sous ce pseudonyme a voulu changer la date et le décor d’un de ces drames humains où elle aime à déployer ses puissantes facultés d’analyse, et l’énergie, l’intensité, dirions-nous volontiers, de ses recherches en tout genre. Des lectures considérables, une étude approfondie de Florence telle qu’on la connaît et telle qu’elle a dû être à la fin du XVe siècle, — alors que Machiavel était jeune, alors que Savonarole allait prendre possession d’un pouvoir passager et d’un renom éternel, — voilà ce qu’atteste d’une façon irréfragable le livre qui nous occupe. Les moindres détails y sont d’une précision historique et locale qui étonne parfois l’esprit et parfois aussi le fatigue. Chaque personnage épisodique, amené de parti-pris, représente une des tendances de l’époque, une des mille facettes de la vie florentine : Bardo Bardi, le travail littéraire de la renaissance ; Bartolommeo Scala, l’homme politique du temps avec ses ménagemens habiles et sa science de la vie ; Piero di Cosimo (l’élève de Cosimo Rosselli), l’artiste indépendant, insouciant