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jamais, et cependant cette chimère les conduit joyeux à la mort. Le grand prix de Rome n’est qu’une chimère pour la plupart de ceux qui le convoitent, et cependant cette chimère retient pendant dix ans sur les bancs de l’école cinq cents artistes qui travaillent avec énergie, qui repoussent la tentation des gains faciles et des succès éphémères, acquièrent jusqu’au dernier jour de leur trentième année la science la plus solide, la pratique la plus consommée de leur art, et, lorsque leur espoir est déçu, ils se trouvent être de bons peintres, de bons sculpteurs, de bons architectes. Faut-il donc ôter aux récompenses qui inspirent tant d’abnégation leur vénérable auréole et leur grandeur ? Les grands prix, qui s’appelaient les grands prix de l’Académie, ne seront plus que des prix de l’École des Beaux-Arts.

Le sort est aveugle dans ses choix, mais il a surtout ses caprices. Je suppose, par exemple, que sur neuf noms, d’architectes tirés de l’urne cinq soient des noms d’architectes diocésains n’ayant d’yeux que. pour le moyen âge : il est évident qu’ils donneront le prix au projet qui approchera le plus de l’art gothique. Je suppose que sur neuf peintres cinq soient, par la volonté du hasard, des peintres de genre, ils donneront le prix au tableau qui ressemblera le moins à de la peinture d’histoire. Je suppose que, sur neuf sculpteurs, cinq appartiennent à l’école réaliste : ils donneront le prix à la figure qui rendra le plus énergiquement les accidens et les infirmités du modèle. Où sera la règle ? où sera la doctrine ? où sera l’esprit de suite, si nécessaire dans tout ce qui touche à la direction de la jeunesse et à l’enseignement ? Plus votre liste sera nombreuse, plus elle offrira de prise aux jeux funestes du sort. Vous y joindrez des amateurs, des gens du monde, pour tempérer les tendances exclusives ; mais ces amateurs appliqueront aux essais d’un talent qui débute la même loupe qu’ils appliquent aux tableaux de Téniers ou d’Hobbéma. Ils jugeront l’exécution et non celui qui exécute ; ils apprécieront les effets et ne remonteront point à la cause ; ils ne chercheront point dans l’œuvre présente les promesses d’avenir ; une idée heureuse, un tour de main habile, quelques touches brillantes, les bizarreries même de certaines compositions, un détail piquant, cet éclair sans lendemain qui échappe parfois à la médiocrité, dans sa première jeunesse, les séduiront, et ils ne remarqueront ni la pauvreté du fond, ni l’inexpérience, ni les études incomplètes de celui qu’ils vont couronner. Ce sera le cas de répéter que la stricte justice est la pire injustice, car ce que l’état demande pour les pensionner à Rome, ce ne sont point des artistes habiles à surprendre un succès, ce sont des hommes sérieux et des hommes. d’avenir.