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sans s’élever toutefois jusqu’à la conception abstraite du bien de l’humanité, un sentiment profond de la dignité individuelle, une vigueur caractéristique marquant de son empreinte la rêverie même et les fictions légendaires. Avec ces caractères généraux, la chanson se mêle à l’existence affairée et concentrée des peuples du Nord comme à la vie facile et en plein air des populations du Midi. Seulement ici c’est le chant de l’oiseau, là c’est le bourdonnement de l’abeille. Au lieu de rayonner à ciel ouvert comme en Italie, l’inspiration poétique en Angleterre s’échauffe lentement au contact du foyer domestique, ou, si elle s’aventure au dehors, elle demande ses images favorites moins à la nature, telle que Dieu l’a faite, qu’à la terre et à la matière transformées par le bras de l’homme : l’hymne sévère du travail remplace les molles cantilènes du far niente.

D’ailleurs, en dépit du cant et du spleen, maladies comparativement modernes, la chanson se souvient qu’elle est née aux jours de la joyeuse Angleterre, et, tout en traversant la réforme et le puritanisme, elle a conservé la trace des mœurs primitives, des vieilles superstitions, des antiques croyances. Aussi de bonne heure nous trouvons l’attention de ses savans et de ses poètes éveillée sur cette source d’inspiration franchement populaire et nationale, qui a manqué, il faut le reconnaître, à notre poésie lyrique. « Ami, dit le duc dans la Douzième Nuit, as-tu remarqué cette ancienne ballade qu’on nous chanta hier soir ? Écoute-la, Cesario ; elle est antique et simple. Les vieilles femmes la chantent en filant ou en tricotant au soleil, et les jeunes filles en faisant aller la navette. Elle est naïve et vraie, elle respire l’innocence de l’amour et la simplicité des premiers âges. » Non-seulement les pièces de Shakspeare sont pleines de vieux refrains anglais[1], d’allusions à ce genre de littérature, mais encore quelques-unes, comme le Roi Lear, n’ont pas d’autre donnée première. Dans sa Défense de la Poésie, sir Philip Sidney ne craint pas de dire : « Il faut que j’avoue ma barbarie (my barbarousness), jamais je n’ai entendu la vieille ballade de Percy et Douglas (Chevy-Chace) sans que mon cœur ne tressaillît comme au son de la trompette, et pourtant elle était chantée par quelque mendiant aveugle, à la voix aussi rude que le style de sa chanson. » Le classique Addison, dans le Spectateur, osait comparer cette même ballade de Chevy-Chace aux chefs-d’œuvre de l’antiquité, et le sensible Goldsmith pleurait, comme Rousseau, au souvenir d’une romance naïve

  1. Il paraîtrait même qu’il a connu quelques-uns des nôtres, car, parmi les framens de la chanson d’Ophelia au quatrième acte d’'Hamlet', il y a un passage qui paraît traduit littéralement d’une vieille chanson française : 'Let in the maid, that out a maid', etc. Voyez Douce, 'Illustrations of Shakspeare', 1807.