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deux ans de fertiles terres à cannes. Là où tournait l’antique moulin à eau s’élèverait une usine à vapeur produisant 2,500 barriques de sucre par an. La puissance hydraulique, ainsi économisée alimenterait un réservoir dont les eaux seraient utilisées pour l’arrosage au moyen d’un ensemble de tuyaux de conduite rayonnant dans les champs environnans. Ces champs seraient recouverts d’un réseau de chemins de fer, les uns fixes, les autres volans, destinés à amener à l’usine les cannes récoltées avant trois ans sur les deux tiers des 700 hectares qu’il avait réunis en un seul morceau. » J’avais pour compagnon un créole de la vieille roche qui écoutait ces enthousiastes projets d’avenir avec le sourire de la plus railleuse incrédulité. Ce fut bien pis quand M. de… nous conduisit à une poterie mécanique établie par lui sur les bords de la mer, quand il nous par la d’une caféière future sur un autre point de la colonie, etc. Telle était en effet à cette époque l’impression la plus généralement répandue dans l’Ile sur l’entreprise de M. de… ; mais l’or fait bien des miracles, quand l’énergie, l’intelligence et l’activité en règlent l’emploi. Les arrivées successives de convois d’émigrans permirent de porter rapidement à 500 le nombre des travailleurs. Dès 1862, les plantations avaient succédé aux défrichemens, les. divers appareils de l’usine étaient mis à terre et montés, et la campagne de 1863 se traduisit par une production de 2,500 barriques. Aujourd’hui la forêt vierge a disparu, les principales artères du réseau ferré sont terminées, les embranchemens se construisent, et l’on compte, à partir de 1864, ne pas tomber au-dessous d’un chiffre de 3,000 barriques. Ma première visite au Lamentin m’avait conduit chez un des voisins de campagne de M. de…, resté partisan intraitable des anciennes méthodes coloniales et retirant d’ailleurs de sa sucrerie un revenu très comfortable. Inutile de dire de quels brocards variés il assaillait en 1859 les châteaux en Espagne que l’on voulait faire sortir des boues du Lamentin ; mais d’année en année les plaisanteries se ralentirent, et aujourd’hui il s’est vu tout naturellement amené à fermer sa sucrerie pour envoyer ses cannes à l’usine comme on envoie le blé au moulin.

C’est là l’inévitable avenir qui attend les propriétaires de sucreries situées dans le voisinage des usines. La spéculation que nous venons de raconter ne s’est compliquée d’un aussi vaste ensemble de cultures qu’en raison de la position de M. de…, propriétaire de terrains considérables que lui seul pouvait remettre en valeur. En d’autres termes, l’introduction des usines centrales dans nos îles à sucre semble surtout un progrès, en ce qu’elle y entraînera forcément dans un temps donné l’avènement de la petite propriété. On conçoit que la culture fût jadis impossible sur une échelle restreinte,