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appelait la roulaison. Alors, dès l’aube, les ateliers de nègres envahissaient les champs de cannes et abattaient à coups de coutelas les épaisses touffes de roseaux, pendant que d’autres travailleurs en formaient des faisceaux qu’apportaient au moulin des cabrouets pesamment traînés par leur attelage de bœufs. Le moulin, domaine des négresses chargées de l’alimenter, était comme le centre de ce mouvement qui rappelait la gaîté et l’animation de nos vendanges, et un feu roulant de plaisanteries s’y échangeait sans cesse entre les allans et les venans. C’était de là que le jus extrait de la canne se rendait, sous le nom de vesou, dans la série des chaudières de cuite et d’évaporation chauffées au moyen de la bagasse (cannes laminées et desséchées), et le travail souvent se prolongeait bien avant dans la nuit. Brûler bagasse, c’était le dernier mot de l’ambition créole, c’était pour le colon l’inscription au livre d’or de l’aristocratie terrienne. Ne parvînt-il, au moyen de deux méchans cylindres mus par une mule, qu’à extraire une fraction de vesou cuit à l’aventure dans quelque chaudière de pacotille, n’eût-il produit à la fin de sa roulaison que vingt ou trente boucauts d’un sucre équivoque, l’habitant n’en portait pas moins haut la tête : il avait brûlé bagasse !

Tel était le passé. Ce qui y frappe d’abord, c’est l’absence de toute division du travail. Il semble voir nos fermiers joindre aux soins de la récolte la surveillance du moulin qui transformera leurs blés en farine, et j’emploie à dessein cette comparaison, parce qu’elle va nous indiquer en deux mots le but vers lequel tendent les usines centrales, qui sont pour nos colonies et le progrès le plus désirable et la grande préoccupation du moment. Séparer la culture de la fabrication afin de supprimer un outillage qui absorbe le plus clair du revenu, remplacer dix sucreries, dont les dix moulins insuffisans n’extraient pas en moyenne 50 pour 100 du jus de la canne, par un établissement unique dont le matériel perfectionné donnerait 75 pour 100 de jus, rendre ainsi à la culture les bras qui lui manquent, tout le secret est là. La Guadeloupe entra la première dans cette voie nouvelle, grâce à la nature particulière de son sol, qui, dans toute la partie de l’île appelée Grande-Terre, se prêtait exceptionnellement au transport des cannes. Dès 1853, quatre usines centrales y fonctionnaient, Bellevue, Zevallos, Marly et la Grande-Anse, et ne tardèrent pas à donner des dividendes faits pour convertir les retardataires les plus incrédules. À Marly par exemple,