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Aussi la plupart d’entre eux s’en remirent-ils au bon goût des employés de la mairie. S’il arrivait que tel employé fût versé dans l’histoire romaine, il faisait revivre sur son registre la race des Brutus, des Titus, des Othon, des Numa Pompilius. Parfois ses préférences se traduisaient par un grand nom des temps modernes : était-il gourmet, il créait un Vatel ; danseur, un Vestris. Montaigne, Sully, Nelson et cent autres acquirent de la sorte une descendance noire. Quelques noms surgissaient directement de la fantaisie de ces parrains officiels ; d’autres, Tinom par exemple, étaient pris dans le patois créole et en rappelaient les étranges diminutifs[1]. Certains affranchis enfin se bornaient à conserver le nom de leurs mères, et se baptisaient bravement Rosine ou Émilia. Quoi qu’il en soit, tous du presque tous jouissent d’un nom patronymique depuis 1848. Malheureusement les facilités données par les registres d’individualité n’ont pas été maintenues, et, malgré plusieurs réclamations, les retardataires qui n’ont pas profité à temps de la mesure en sont réduits à passer aujourd’hui par les formalités coûteuses et compliquées de la loi métropolitaine : recours au garde des sceaux, insertion aux journaux, etc. On comprend qu’ils s’en soient peu souciés.

Ce progrès n’a pas été le seul en matière d’état civil. De l’aveu général, les nègres de nos colonies se marient beaucoup plus aujourd’hui que jadis, et si l’on compare les moyennes décennales qui ont précédé et suivi 1848, on verra que le nombre annuel des unions régulières est monté à la Martinique de 46 à 637, à la Guadeloupe de 101 à 907. « Quarante mille mariages, vingt mille enfans légitimes, trente mille enfans reconnus, voilà, nous dit M. Cochin[2], le beau présent offert en moins de dix ans à la société coloniale par l’émancipation ! » Assurément on ne saurait mieux dire, et ce sont là dés tendances auxquelles tout le monde applaudira. Toutefois il est juste d’ajouter qu’il reste encore terriblement de marge à l’amélioration. Si l’on est sorti du régime universel de concubinage et de promiscuité qui souillait le passé, il n’en est pas moins vrai que l’ensemble des naissances légitimes n’atteint pas dans nos Antilles à la moitié du chiffre des naissances naturelles.[3] Ainsi un

  1. En patois créole, tinom signifie petit homme.
  2. De l’Abolition de l’Esclavage, par M. Cochin ; Paris 1861.
  3. Pour la Martinique, cette proportion se présente à peu près dans les termes suivans :
    Naissances de couleur légitimes 23
    Dito illégitimes 68
    Naissances blanches légitimes 8
    Dito illégitimes 1
    Total 100