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et d’une demi-douzaine d’enfans qui barboteront dans le ruisseau, comme autant de petits canards. Lorsqu’une maison est envahie, de la sorte, les loyers font le plus souvent défaut ; mais se débarrasser de la tribu n’en est pas plus facile, car il serait fort inutile de se mettre en frais de papier timbré. J’ai connu un propriétaire affligé d’une semblable prise de possession, qui, après avoir longtemps patienté, après avoir épuisé toutes les tentatives de concession ou d’accommodement, voire les sommations légales, ne parvint à sortir d’embarras que par le procédé suivant. Il réunit une escouade d’ouvriers munis d’échelles et d’outils, et vint à leur tête enlever les portes et fenêtres de la maison ; il en démolit les cloisons intérieures, il fit même mine de s’attaquer à la toiture. Si le moyen était violent, le succès fut complet, et l’ennemi se vit mis en pleine déroute. Ce fut une véritable fuite d’Égypte, chacun se sauvait, emportant sous le bras sa fortune et son mobilier ; mais, ajoutait le narrateur, ce qui me surprit le plus fut le nombre de mes locataires. Je croyais avoir affaire à une vingtaine de récalcitrans ; il en défila plus du triple.

L’état civil des nègres n’est pas la partie la moins curieuse de leur histoire. L’esclavage ne comportait pas pour eux le luxe du nom patronymique ; cette lacune n’était comblée que pour l’affranchi, et à cet effet on procédait de temps à autre à des vérifications de titres de liberté, comme dans la métropole aux vérifications de titres de noblesse. La dernière qui fut faite à la Martinique remonte à 1807 ; les archives en ont été conservées au greffe du tribunal de Fort-de-France, et ce n’est pas sans étonnement que l’on y voit plusieurs noms aujourd’hui considérés dans la colonie. Toutefois les affranchissemens finirent par se multiplier tellement que l’on comptait avant 1848 plus de 30,000 libres de couleur dans l’île. Aussi beaucoup d’entre eux n’avaient-ils pas de nom patronymique, entre autres la classe nombreuse des libres dits de savane, c’est-à-dire des affranchis pour lesquels avaient été négligées les formalités officielles. Quant aux esclaves, force leur était de se contenter de simples noms de baptême, pour lesquels on puisait volontiers dans la mythologie. C’était l’époque des Flore et des Cupidon, des Jupiter, des Télèphe et des Cybèle, et peut-être n’est-il pas inutile d’ajouter que ni Flore ni Cupidon ne songeaient à regretter le nom de famille dont on les privait. Survint 1848, qui les dota de ce bienfait. Chacun put baptiser sa famille présente ou à venir, et dans les mairies furent ouverts des registres dits d’individualité, qui n’étaient primitivement qu’une sorte de liste électorale sur laquelle les nouveaux affranchis furent autorisés à se qualifier d’un nom patronymique. Le champ était vaste, mais le choix ne laissait pas que d’être embarrassant, car les noms déjà existans dans l’île avaient été fort sagement interdits, et l’imagination des nègres n’allait guère au-delà.