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satisfaction des besoins. Si les dépenses qui en résultent pour lui sont à peu près réduites à leur plus simple expression, c’est qu’elles sont restées ce qu’elles étaient jadis, alors que les maîtres étaient loin d’avoir pour but de créer à leurs esclaves des besoins artificiels. Que l’on procède en sens inverse aujourd’hui, et l’on verra chaque jouissance ajoutée, chaque nouvelle condition de bien-être matériel se transformer en un certain nombre de journées de travail, car le nègre sait très bien mettre sa paresse de côté lorsque sa fantaisie est excitée, ou sa vanité mise en jeu. C’est ainsi qu’en 1848 aucun des nouveaux affranchis n’eut de repos qu’il ne se fût procuré l’habit noir dans lequel il voyait le symbole de sa liberté. Il existe à Saint-Pierre-Martinique un tailleur dont ce commerce fit la fortune : pendant que le mari vantait au nègre émerveillé l’élégance de sa toilette européenne, la femme lui glissait dans les poches, en guise de cadeau, une paire de gants de coton blanc longs d’un pied, et l’heureux acheteur ne manquait pas de recommander chaudement le magasin à ses amis. Après la passion de l’habit noir est venue celle des souliers vernis, puis on a voulu que des bas sortissent de ces souliers. Malheureusement ce surcroît de splendeur avait ses inconvéniens. Mettre des souliers le dimanche, passe encore : six jours restaient pour marcher nu-pieds ; mais loger des bas dans ces souliers, c’était greffer un supplice sur un autre. La difficulté fut tranchée en ne conservant des bas que la partie visible, c’est-à-dire les tiges, et le pied resta nu dans son enveloppe vernie.

Les nègres des campagnes ont, sur le coin de terre qu’ils cultivent ou sur les habitations des planteurs, une existence qui a été souvent décrite. Les nègres de la ville vivent différemment ; mais, pour les bien connaître, c’est à domicile qu’il faut étudier cette singulière classe de citoyens, dans les quartiers qui sont devenus leurs domaines, et les épreuves par lesquelles ils jugent à propos de faire passer leurs propriétaires rempliraient tout un long chapitre. La maison est d’abord louée en bloc par quelque vieille négresse, une Marie-Rose ou une Cydalise quelconque, laquelle commence par découper chaque chambre selon sa grandeur en plus ou moins de compartimens, deux, trois, quatre, plus même au besoin. Les cloisons, élevées seulement à hauteur d’homme, seront formées de débris de caisses ou de toiles d’emballage. Cela fait, la maison est promptement sous-louée. Le locataire qui emménage dans un compartiment y tend en un coin une ficelle à laquelle seront suspendus les souliers vernis et le précieux habit noir, placés de la sorte hors de portée des rats. Un cuir de bœuf servant de grabat complétera le mobilier, s’il s’agit d’un célibataire ; s’il s’agit d’un ménage, l’ameublement se compliquera d’une marmite en terre, d’une malle en bois invariablement peinte de fleurs éclatantes sur un fond bleu,