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ses degrés l’ancienne hiérarchie du mélange des deux sangs[1] ; mais, pour n’avoir que trois marches, l’échelle n’en subsiste pas moins. Autant le mulâtre se croit supérieur au nègre, autant le blanc méprisera les deux autres, et je ne crains pas d’affirmer qu’il en sera longtemps encore ainsi. « Je suis pour les blancs, disait Napoléon Ier à son conseil d’état, parce que je suis blanc. Je n’ai que cette raison-là à donner, et c’est la bonne. » Je veux croire que les colons qui se disent exempts du préjugé de la couleur apportent dans leur erreur la meilleure foi du monde ; mais, si du témoignage des hommes nous passons à celui des femmes, nous trouverons plus de vérité, sinon plus de franchise. Pour les dames créoles, une négresse semble à peine un être du même sexe, et la distance ne sera pas moins observée par la fille de couleur, bien que sous la forme d’un dédain moins suprême d’une part, et d’une aversion plus crûment exprimée de l’autre. Moi raki femmes béké là (je hais ces femmes blanches), diront sans ambages les belles mulâtresses. On a cependant parfois l’occasion de voir d’étranges fraternités servir de cortège à ces antipathies.

Si les lignes de démarcation qui séparent ces trois classes ne semblent de nature à admettre aucun tempérament, si les blancs surtout sont retranchés derrière un infranchissable fossé, n’est-on pas fondé à se demander quel changement l’émancipation a pu apporter dans les mœurs créoles ? Je parle à un point de vue purement moral. Certes le nègre n’ignore pas ce qu’il a gagné, il sait que le pilori ne l’attend plus, et que le fouet du commandeur est brisé ; mais quant à se considérer comme l’égal du blanc, c’est ce qui jamais ne lui viendra en tête. Yeux béké qu’a brûlé nègre (le regard du blanc brûle le nègre) : on l’entend encore aujourd’hui, ce proverbe où l’on croit voir passer comme un reflet des farouches lueurs de l’esclavage, et c’est de la bouche des noirs qu’il sortira le plus innocemment du monde. On a beaucoup dit et répété que, pour le nègre, liberté était synonyme de fainéantise. C’est là une de ces banalités qui méritent à peine une réfutation. Le nègre obéit a la loi générale, qui n’est certes pas d’aimer le travail pour lui-même, mais bien de le subir comme une nécessité et de le limiter à la

  1. Cette classification était représentée, bien qu’assez arbitrairement, de la manière suivante :
    parties de sang blanc de sang noir
    Le blanc avait 128 0
    Le poban 120 8
    Le quarteron 112 16
    Le métis 96 32
    Le mulâtre 64 64
    Le câpre 32 96
    Le griffe 16 112
    Le nègre 0 128