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formes surannées, dont les plus grands n’atteignent pas 500 tonneaux. Pour eux, le temps n’a pas de valeur ; ils attendront là un mois, deux s’il le faut, une cargaison qui leur sera apportée boucaut par boucaut sur d’incommodes chalands à fonds plats. À terre, nulle installation pour faciliter les chargemens et déchargemens ; point de quais, point de jetées qui en tiennent lieu. Le travail se fait néanmoins au milieu du tumulte assourdissant dont les nègres ont le secret, car ce sont eux qui frappent d’abord le regard du voyageur, dont ils se disputent les bagages. « Presque tous portent sur le dos la marque des coups de fouet qu’ils ont reçus, disait un écrivain du XVIIe siècle, le père Labat[1] ; cela excite la compassion de ceux qui n’y sont pas accoutumés, mais on s’y fait bientôt. »

Sauf les coups de fouet disparus avec l’esclavage, la population aux Antilles a dû peu changer de physionomie depuis de longues années. On pourrait même, en généralisant cette observation, l’appliquer à bien des traits de la société créole, et peut-être arriverait-on ainsi à s’expliquer comment une transformation aussi radicale, aussi brusquement amenée que l’a été l’émancipation des noirs, n’a été accompagnée que de perturbations relativement insignifiantes. C’est là à la vérité un point de vue contre lequel protestent les créoles. On persiste, disent-ils, à nous juger en France d’après les vieilles notions du code noir, on nous représente comme systématiquement hostiles à l’état de choses inauguré en 1848, et il n’est aucune des déclamations de l’abbé Raynal qui ne trouve autant de crédit aujourd’hui qu’aux meilleurs jours de l’Histoire philosophique des deux Indes. Hélas ! pourrait-on leur répondre, c’est que, pour qu’il en fût autrement, pour qu’en quinze ans les mœurs de votre société eussent été modifiées par les nouvelles conditions qui lui ont été faites, il faudrait que sous les tropiques notre nature fût douée d’une perfection toute spéciale, et que l’inépuisable fonds de vanité départi à la sottise humaine n’y existât que pour mémoire. Quoi de plus commode que de régler ses classifications sur la couleur de la peau ? Et, le principe de ces distinctions une fois admis, peut-on espérer que cette inégalité sociale disparaîtra de si tôt devant l’égalité civile ? Peut-être aujourd’hui rencontrerait-on peu de créoles assez érudits pour rétablir à tous

  1. Le père Labat, dominicain, a publié une relation fort étendue de son séjour aux Antilles, de 1693 à 1704. Il n’est guère connu en France que de quelques curieux ; mais dans nos îles, après cent cinquante ans, son nom est encore dans toutes les bouches, même les plus illettrées. Pour les vieux colons, son livre est le code éternel de la fabrication sucrière ; d’autres y verront un véritable nobiliaire qui ferait du spirituel voyageur une sorte de d’Hozier créole ; pour le peuple enfin et surtout pour les nègres, Je révérend père est passé à l’état de légende. Ce qui est certain, c’est que l’ouvrage du père Labat est encore le meilleur que nous possédions sur nos colonies des Antilles.