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désirons que vous recueilliez les fruits de votre vertu; nous faisons des vœux pour que l’état de la république vous permette un jour de faire revivre et d’augmenter encore la gloire des deux illustres maisons que vous représentez. Vous deviez être le maître au Forum, y régner sans rival; aussi sommes-nous doublement affligés que la république soit perdue pour vous; et vous pour la république. » De semblables regrets exprimés de cette façon, et dans lesquels l’intérêt privé se mêlait à l’intérêt public, étaient bien faits pour troubler Brutus. Antoine n’avait pas tout à fait tort quand il accusait Cicéron d’avoir été complice de la mort de César. S’il n’a pas frappé lui-même, il a armé les bras qui frappèrent, et les conjurés n’étaient que justes lorsqu’au sortir du sénat après les ides de mars, ils appelaient Cicéron en agitant leurs épées sanglantes.

À ces excitations qui venaient du dehors s’en joignirent d’autres, plus puissantes encore, que Brutus trouvait dans sa maison. Sa mère s’était toujours servi de l’empire qu’elle avait sur lui pour le rapprocher de César; mais justement à cette heure critique l’empire de Servilie fut amoindri par le mariage de Brutus avec sa cousine Porcia. Fille de Caton, veuve de Bibulus, Porcia apportait dans sa nouvelle maison toutes les passions de son père et de son premier mari, et surtout la haine de César, qui avait causé tous ses malheurs. A peine y était-elle entrée que des dissentimens éclatèrent entre elle et sa belle-mère. Cicéron, qui nous les apprend, n’en dit pas le motif; mais il n’est pas téméraire de supposer que ces deux femmes se disputaient l’affection de Brutus, et qu’elles voulaient le dominer pour l’entraîner dans des directions différentes. L’influence de Servilie perdit sans doute quelque chose dans ces discussions domestiques, et sa voix, combattue par les conseils d’une épouse nouvelle et chérie, n’eut plus la même autorité quand elle parlait pour César.

Ainsi tout se réunissait pour entraîner Brutus. Qu’on se figure cet homme faible et timoré attaqué de tant de côtés à la fois, par les excitations de l’opinion publique, par les souvenirs du passé, par les traditions de sa famille et le nom même qu’il portait, par ces reproches secrets placés sous sa main, semés sous ses pas, qui venaient à chaque moment frapper ses yeux inattentifs, murmurer à son oreille distraite, retrouvant ensuite chez lui les mêmes souvenirs et les mêmes reproches sous la forme de douleurs légitimes et de regrets touchans. Ne devait-il pas finir par céder à cet assaut de tous les jours ? Cependant il est probable qu’il a résisté avant de se rendre, il a livré de violens combats pendant ces nuits sans sommeil dont parle Plutarque; mais comme ces luttes intérieures ne pouvaient pas avoir de confidens, elles n’ont pas laissé de trace chez les