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toutes ces manœuvres habiles que Plutarque a si bien racontées; mais personne n’a mieux servi les desseins de ceux qui voulaient faire de Brutus un conspirateur que Cicéron, qui pourtant ne les connaissait pas. Ses lettres nous montrent dans quelle disposition d’esprit il était alors. Le dépit, la colère, le regret de la liberté perdue y éclatent avec une singulière vivacité. « J’ai honte d’être esclave, » écrit-il un jour à Cassius sans se douter qu’à ce moment même Cassius cherchait dans l’ombre les moyens de ne plus l’être. Il était impossible que ces sentimens ne se fissent pas jour dans les livres qu’il publiait alors. Nous les y retrouvons aujourd’hui que nous les lisons de sang-froid; à plus forte raison les devait-on voir quand ces livres étaient commentés par la haine et lus avec des yeux que la passion rendait pénétrans. Que d’épigrammes y étaient saisies qui nous échappent! Que de mots piquans et amers, inaperçus aujourd’hui, étaient alors applaudis au passage et répétés malignement dans ces entretiens où l’on déchirait le maître et ses amis ! C’était là ce que Cicéron appelle spirituellement « les morsures de la liberté, qui ne déchire jamais mieux que lorsqu’on l’a quelque temps muselée. » Avec un peu de complaisance, on trouvait partout des allusions. Si l’auteur parlait avec tant d’admiration de l’antique éloquence, c’est qu’il voulait faire honte de ce forum désert et de ce sénat muet; les souvenirs du régime ancien n’étaient rappelés que pour attaquer le nouveau, et l’éloge des morts devenait la satire des vivans. Cicéron comprenait bien toute la portée de ses livres quand il en disait plus tard : «Ils furent pour moi comme un sénat, comme une tribune d’où je pouvais parler. » Rien n’a plus servi à irriter l’opinion publique, à jeter dans les âmes le regret du passé et le dégoût du présent, à préparer enfin les événemens qui allaient suivre.

Brutus, en lisant les écrits de Cicéron, devait être plus ému qu’aucun autre; c’est à lui qu’ils étaient dédiés, c’est pour lui qu’ils étaient faits. Quoique destinés à agir sur le public entier, ils contenaient des parties qui s’adressaient plus directement à lui. Cicéron ne cherchait pas seulement à réveiller ses sentimens patriotiques, il lui rappelait les souvenirs et les espérances de sa jeunesse. Avec une habileté perfide, il intéressait même sa vanité à la restauration de l’ancien gouvernement en montrant quelle place il aurait pu s’y faire. « Brutus, lui disait-il, je sens ma douleur se ranimer en jetant les yeux sur vous et en pensant que, lorsque votre jeunesse s’élançait avec impétuosité vers la gloire, vous avez été arrêté tout à coup par la malheureuse destinée de la république. Voilà le sujet de ma douleur, voilà la cause de mes soucis et de ceux d’Atticus, qui partage mon estime et mon affection pour vous. Vous êtes l’objet de tout notre intérêt, nous