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— Oh ! je m’en doutais, s’écria Mme de Narbal, et le vieux proverbe a raison : il n’y a pas de fumée sans feu, ni d’homme supérieur sans un peu d’amour dans le cœur. Parlez donc, chevalier, vous ne sauriez trouver de meilleur moment pour raconter à vos amis une existence qu’ils désirent tant connaître.

Par une belle journée d’été, le chevalier, se trouvant dans le petit salon de Mme de Narbal en présence de sa fille Fanny et de ses deux nièces Aglaé et Frédérique, se mit à raconter sa jeunesse et les principaux événemens contenus dans la première partie de cette histoire. Il parla avec émotion de sa mère Catarina, de Giacomo le prédicateur populaire, des jeux, des fêtes et de la poésie de son enfance, qui s’était écoulée dans le beau village de la Rosa. Il peignit avec de vives couleurs cette nuit splendide de Noël qui le conduisit à la villa Cadolce, près du vieux sénateur et de sa noble fille Beata, dont il fit un portrait admirable. Il pleurait, il tremblait et riait comme un enfant en rappelant les scènes délicieuses de la villa Cadolce, les saillies de l’abbé Zamaria, l’enjouement de Tognina, la bonté, la grâce divine de Beata, et le sentiment discret, mais profond et inaltérable qu’il ressentit pour elle. — À qui le dire ? à qui pouvais-je confier l’amour insensé que j’osais concevoir pour la fille d’un grand seigneur, pour ma noble protectrice ? s’écria le chevalier avec un accent de vérité qui fit tressaillir son auditoire, et il décrivit les perplexités, les angoisses de son cœur, et cette scène où il ne put contenir ses sanglots en écoutant le fameux Guadagni chanter l’air d’Orphée :

Che farò senza Euridice ?
Dove andrò senza il mio bene ?

Il parla ensuite longuement de Venise, de toutes les merveilles que renfermait alors cette ville étonnante, qui lui apparut comme un conte de fées réalisé dans l’histoire par un gouvernement de poètes et d’hommes d’état. Glissant sur quelques erreurs de sa jeunesse dans un lieu d’enchantemens et de voluptés faciles, le chevalier s’arrêta avec complaisance sur la belle journée passée à Murano avec Tognina et Beata, instans délicieux, heures de suprême béatitude qui devaient être le point culminant de toute sa vie. — Depuis cette journée à jamais mémorable où mon cœur éprouva une de ces joies fécondes qui valent des siècles d’existence, ajouta le chevalier, visiblement accablé par la douleur, je tombai tout à coup du haut du paradis où m’avait élevé l’amour de Beata. Cette créature céleste mourut bientôt de chagrin de n’avoir pas osé avouer aux hommes le sentiment que j’eus le bonheur de lui inspirer. La mort de Beata précéda de quelques jours la chute de la glorieuse Venise,