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lorsque Décimus Brutus, fugitif, hésite à choisir ce remède héroïque, Blasius, son ami, se tue devant lui, pour lui donner l’exemple. A Philippes, c’est un véritable délire. Ceux même qui pouvaient se sauver ne cherchent pas à survivre à leur défaite! Quintilius Varus se revêt des ornemens de sa dignité et se fait tuer par un esclave; Labéon creuse lui-même sa fosse et se tue sur le bord; le jeune Caton, de peur d’être épargné, jette son casque et crie son nom; Cassius est impatient et se tue trop tôt; Brutus clôt la liste par un suicide étonnant de calme et de dignité. Quel étrange et effrayant commentaire des Tusculanes, et comme cette vérité générale, ainsi pratiquée par tant de gens de cœur, cesse d’être un lieu-commun!

C’est avec le même esprit qu’il faut étudier les trop courts fragmens qui restent des ouvrages philosophiques de Brutus. Toutes les pensées générales qu’on y trouve ne paraîtront plus insignifiantes et vagues quand on songera que celui qui les a formulées a prétendu aussi les mettre en pratique dans sa vie. Le plus célèbre de tous ces écrits de Brutus, le traité de la Vertu, était adressé à Cicéron et digne de tous les deux. « C’est un bel ouvrage, dit Quintilien, où l’écrivain se montre à la hauteur du sujet qu’il traite. On sent qu’il est bien convaincu de tout ce qu’il dit. » Il nous en reste un passage important conservé par Sénèque. Dans ce passage, Brutus raconte qu’il vient de voir à Mitylène M. Marcellus, celui auquel César pardonna plus tard à la prière de Cicéron. Il l’a trouvé tout occupé d’études sérieuses, oubliant sans peine Rome et ses plaisirs, et goûtant dans ce silence et ce repos un bonheur qu’il n’avait jamais connu. « Quand il fallut le quitter, dit-il, et que je vis que je m’en allais sans lui, il me sembla que c’était moi qui partais pour l’exil, et non pas Marcellus qui y restait. » De cet exemple il conclut qu’il ne faut pas se plaindre d’être exilé, puisqu’on peut emporter avec soi toute sa vertu. La morale du livre était que pour vivre heureux on n’a besoin que de soi. C’est encore un lieu-commun, si l’on veut; mais, en essayant de conformer sa vie entière à cette maxime, Brutus en avait fait une vérité vivante. Ce n’était pas une thèse de philosophie qu’il développait, mais une règle de conduite qu’il proposait aux autres et qu’il avait prise pour lui. Il s’était accoutumé de bonne heure à se renfermer en lui-même et à y placer ses plaisirs et ses peines. De là vint cette liberté d’esprit qu’il gardait dans les affaires les plus graves, ce dédain des choses extérieures que tous les contemporains ont remarqué, et la facilité qu’il avait à s’en détacher. La veillé de Pharsale, tandis que tout le monde était inquiet et soucieux, il lisait tranquillement Polybe et prenait des notes en attendant le moment du combat. Après les ides de mars, au milieu des émotions et des frayeurs de ses amis, lui