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la vertu ! Ah ! bien misérable en effet, tu ne m’as jamais aimée ! (Elle éclate en sanglots et tombe épuisée, accablée sur la causeuse. )

HERMAN, se jetant à ses pieds.

Pardonne ! oh ! pardonne-moi, ma fille chérie, ma Pompéa ! Cesse de nous torturer ainsi tous les deux ! (Il lui prend une main dans les siennes.)

POMPÉA, s’apaisant peu à peu et relevant la tête.

Et pourtant j’étais belle aussi, lorsque, pour la première fois, tu me permis de me brûler à tes lèvres ! Je ne partageais pas mon cœur entre une famille et toi ; j’étais seule au monde, je ne connaissais que toi, je t’appartenais tout entière.

HERMAN. Il s’est relevé par degrés pendant que Pompéa parlait, et s’est assis à côté d’elle.

Tu sais bien que je t’ai toujours aimée, que je t’aime encore !

POMPÉA

Je te dois tout, le bien comme le mal ; pour être, j’ai attendu un signe de ta volonté, et tu m’as faite semblable à toi. Ne te souvient-il pas de mes supplications, de mes larmes, le soir où tu m’as arrachée tremblante de notre nid pour me produire devant tes amis ? As-tu oublié ma honte et ma douleur premières à ces fatals soupers, où tu réunissais, au milieu des bacchantes, artistes, écrivains, compositeurs, poètes, où chacun excellait en quelque chose, les uns types modernes de la beauté antique, les autres étincelant de saillies, servant aux convives leur esprit toujours présent, celui-ci sa verve satirique, celui-là son intarissable gaîté de sublime bohème ; saturnales du génie, vrai paradis du vice ! Ainsi, dit le poète, au temps des césars, une jeune chrétienne était amenée dans le cirque ; ses yeux, mouillés de pleurs, levés vers le ciel, y cherchaient un appui, ses mains essayaient de dérober ses charmes aux regards des spectateurs ! Après l’affreuse attente, au signal donné, les belluaires ouvraient l’entrée de l’arène aux bêtes féroces ; mais au lieu du tigre de l’Inde ou du lion de Numidie s’avançait une joyeuse bacchanale : les trompettes d’airain résonnaient, les tambourins battaient, les vierges folles couraient le thyrse à la main, et de jeunes garçons portaient en chancelant des outres pleines de vin nouveau. Surprise à cette vue, le passage subit des affres de la mort à l’excès de la vie amollissait son cœur et brisait son courage ; l’air était embrasé, des nuages de pourpre passaient devant ses yeux ; on l’entourait, un prêtre de Bacchus versait à flots le vin à ses lèvres entr’ouvertes ; on entonnait le chœur des corybantes, et, la prenant par la main, on l’entraînait dans la ronde en délire, jusqu’à ce qu’enfin, haletante, épuisée, elle tombait à son tour ivre de volupté.

HERMAN

Que tu es belle ainsi ! ô ma belle jeunesse ! (La prenant dans ses bras.) Oublions le présent, accordons une nuit, une heure au souvenir.

POMPÉA, s’arrachant de ses bras.

Non, laisse-moi ! laisse-moi ! Nous serions insensés ; laisse ! j’ai trop souffert !

HERMAN

Pompéa !