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de singuliers rapports ; tous deux d’ailleurs nous mettent sous les yeux des spectacles qui auraient alarmé la timidité et blessé la délicatesse de nos critiques et de nos poètes du XVIIe siècle. Eschyle, après nous avoir fait entendre un personnage, le veilleur de nuit, dont la condition est aussi humble que celle des fossoyeurs d’Hamlet, étale à nos yeux les pompes qui célèbrent la victoire de la Grèce et le retour d’Agamemnon, comme Shakspeare nous fait assister aux fêtes royales où l’usurpateur se pare en public de la couronne qu’il a volée et cherche à étouffer dans la joie bruyante des tumultueux banquets de ces hommes du Nord, toujours prompts à l’ivresse, le remords qui commence à s’éveiller dans son âme. L’ombre irritée de Clytemnestre vient, dans les Euménides, réveiller les Furies qui ont laissé échapper leur proie ; elle apparaît dans le temple de Delphes, comme sur l’esplanade du château d’Elseneur, dans la nuit sombre et au-dessus de la mer orageuse, le noble et triste fantôme dont le poignant récit et les ordres sévères vont ébranler la raison et ensanglanter la main d’Hamlet. Oreste et Hamlet, poursuivis par les démons des enfers et les spectres échappés à la tombe, sentent l’un et l’autre leurs forces les trahir et leur tête se troubler. Enfin les sorcières qui apparaissent à Macbeth sur la lande déserte ne sont-elles pas aussi parentes des noires Euménides, et dans le langage qu’elles tiennent à Macbeth, dans leurs incantations autour de la magique chaudière, n’y a-t-il pas comme un écho du chant de colère et de malédiction que les Euménides entonnent dans le temple de Pallas ? Il y a vraiment une affinité native entre ces deux puissans inventeurs, toujours portés l’un et l’autre à beaucoup oser, à frapper de grands coups sur l’imagination du spectateur, et à pousser jusqu’à ses dernières limites la terreur tragique.

L’un de ces deux génies a-t-il été encore plus richement doué que l’autre par la nature ? Pour que l’on pût répondre à cette question, il faudrait que Shakspeare et Eschyle eussent vécu dans le même temps et que leur génie se fût développé dans des conditions à peu près identiques. Il convient donc de renoncer ici à assigner des rangs, à donner des places ; mais chacun, suivant la nature de son esprit et l’éducation qu’il aura reçue, se sentira attiré de préférence vers l’un ou l’autre de ces princes de l’art. Nourri du plus pur miel des lettres classiques, sachant du grec autant qu’homme de France, et connaissant au contraire Shakspeare, si je ne me trompe, surtout par les traductions, M. Mesnard est naturellement enclin à préférer Eschyle, tout en rendant hommage à la puissance créatrice du poète anglais. « Le génie de Shakspeare, dit-il, à ne regarder que les dons naturels, est à la hauteur de celui d’Eschyle ; mais quelle différence de culture et de goût ! » Quant à moi, je l’avouerai, Shakspeare a toujours été de tous les poètes anciens et modernes celui qui m’a le plus profondément touché et qui s’est le plus victorieusement emparé de mon imagination. C’est d’abord que le monde immense et varié où nous fait vivre Shakspeare, malgré tout ce qu’il y a déjà de différence entre les hommes du XVIe et ceux du XIXe siècle, est encore bien plus voisin de nous à tous égards que celui où nous transporte Eschyle. Anglais et Français de ce temps-ci, nous ressemblons plus aux contemporains de Shakspeare qu’à ceux d’Eschyle ; nous avons avec ceux-là bien plus de points communs : leur Dieu est encore