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plus souvent par la trivialité. Il n’est pas une de ses pièces, pas même celle de toutes qui est le plus près d’être parfaite, Macbeth, où quelques traits bizarres et quelques grossiers lazzis ne viennent par momens rompre le charme et donner au spectateur ému un petit frisson d’impatience et de colère.

M. Mesnard, dans l’intéressante introduction qu’il a mise en tête de son Orestie, signale avec raison les points de ressemblance qui permettent de rapprocher Eschyle de Shakspeare. Il y a en effet entre les deux poètes je ne sais quel air de parenté qui frappe tout d’abord. Chez l’un et chez l’autre, c’est un génie puissant et varié qui, pour rendre les idées dont il est possédé et pour ébranler plus profondément l’âme du spectateur, frappe à toutes les portes de l’imagination ; il prend successivement toutes les formes, il emploie toutes les ressources des rhythmes les plus divers, il passe de la conversation la plus familière aux accens les plus pathétiques et au style le plus hardiment figuré, il se répand en un large flot d’images qui réfléchit tous les objets voisins, et qui se teint, comme une mer profonde, de toutes les changeantes couleurs du ciel et de la terre ; pour s’emparer plus sûrement de l’homme tout entier, il a recours à ces pompes du spectacle qu’a trop dédaignées, dans son spiritualisme excessif, notre théâtre du XVIIe siècle. Ni Shakspeare, ni Eschyle ne craignent de parler aux yeux ; tous les chemins sont bons qui mènent jusqu’à l’âme.

Par une curieuse coïncidence, il y a dans le théâtre de Shakspeare une pièce qui par son sujet même, par la donnée sur laquelle repose le drame, rappelle la trilogie qu’Eschyle a consacrée aux malheurs et aux crimes de la famille des Atrides ; or il suffit de relire Hamlet après l’Orestie pour sentir que le poète grec et le poète anglais, tout en ayant vécu à tant de siècles de distance, sous des soleils et dans des milieux si différens, sont au fond de même sang et de même race, des génies frères. Sans doute le drame moderne est bien moins simple ; un bien plus grand nombre de personnages y prennent part à l’action ; bien plus d’incidens, trop peut-être, en compliquent la marche et y jettent des péripéties variées qui semblent par momens la détourner de son terme fatal. Enfin le poète chrétien peint certaines nuances de sentiment, certaines délicatesses de conscience dont l’idée ne pouvait venir à un ancien. Je suis bien moins frappé pourtant de ces différences, toutes sensibles qu’elles soient, que des ressemblances ; il faut songer que Shakspeare n’a jamais rien connu d’Eschyle et du théâtre antique, et que tout ce qu’il y a de rapports entre les deux chefs-d’œuvre n’a pu naître que de la similitude originelle des deux génies. La couleur générale du style, tout au moins dans la partie (l’Hamlet qui est écrite en vers, me paraît présenter une grande analogie avec la forme d’Eschyle. N’est-il pas tel couplet de la pièce anglaise où il suffirait de changer quelques mots qui trahissent leur époque pour que l’on s’imagine lire une traduction ou une fidèle imitation d’Eschyle ? Écoutez par exemple la prière d’Hamlet à son père : « Anges et puissances miséricordieuses, défendez-nous ! — Que tu sois un esprit bienfaisant ou un démon de l’enfer, — que tu apportes avec toi les brises du ciel ou le souffle desséchant de l’enfer, — que tes intentions soient sinistres ou charitables, — tu viens sous une forme qui provoque si fort les questions, — que je te parlerai. Je t’appellerai