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affection pour elles, mais par prudence, et pour imiter les bons propriétaires qui se gardent bien d’épuiser leur champ en lui demandant trop à la fois. C’est là le sens des lois qui furent faites sous la république pour protéger les provinces; l’humanité y avait moins de part que l’intérêt bien entendu, qui, en s’imposant quelque retenue dans le présent, ménage l’avenir. Évidemment Brutus acceptait pleinement cette façon d’envisager les droits du vainqueur et la condition des vaincus. Nous touchons là à une des plus grandes faiblesses de cette âme honnête, mais étroite. Nourrie dans les opinions égoïstes de l’aristocratie romaine, elle n’avait pas assez d’étendue ni d’élévation pour en découvrir l’iniquité, elle y cédait sans résistance jusqu’au jour où sa douceur et son humanité naturelles reprenaient le dessus sur les souvenirs de son éducation et les traditions de son parti. La façon dont il s’est conduit dans les provinces qu’il a gouvernées montre que sa vie ne fut qu’un combat entre l’honnêteté de sa nature et ces préjugés impérieux. Après avoir ruiné les Salaminiens par ses usures, il gouverna la Gaule cisalpine avec un désintéressement qui lui fit honneur, et tandis qu’il s’était fait détester dans l’île de Chypre, on conserva à Milan, jusque sous Auguste, le souvenir de son administration bienfaisante. Le même contraste se retrouve dans sa dernière campagne; il pleura de douleur en voyant les habitans de Xante s’obstiner à détruire leur ville, et la veille de Philippes il promit à ses soldats le pillage de Thessalonique et de Lacédémone. C’est la seule faute grave que Plutarque trouve à reprendre dans toute sa vie; elle était le réveil d’un préjugé obstiné auquel il ne put jamais se soustraire malgré la droiture de son âme, et qui prouve l’empire qu’exerça sur lui jusqu’à la fin cette société dans laquelle la naissance l’avait placé.

Cependant ce préjugé n’était pas alors subi partout le monde. Cicéron, qui, étant un homme nouveau, pouvait plus facilement se défendre de la tyrannie des traditions, avait toujours témoigné plus d’humanité pour les provinces et blâmé les profits scandaleux qu’on en tirait. Dans sa lettre à son frère, il proclamait hautement ce principe, tout à fait nouveau, qu’il ne faut pas les gouverner dans l’intérêt exclusif du peuple romain, mais aussi dans leur intérêt à elles, et de façon à leur donner le plus de bonheur et de bien-être qu’on pouvait. C’est ce qu’il essayait de faire en Cilicie : aussi fut-il très blessé de la conduite de Brutus. Il refusa nettement de s’y associer, quoique Atticus, dont la conscience était plus commode, l’en priât avec chaleur. « Je suis fâché, lui répondit-il, de ne pouvoir plaire à Brutus, et plus encore de le trouver si différent de l’idée que je me faisais de lui. S’il me condamne, je ne veux pas avoir de pareils amis. Au moins suis-je assuré que son oncle Caton ne me condamnera pas. »