Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/738

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui-même. Ici la chute est trop grande pour n’être pas accidentelle. Le don d’imitation n’a pas de telles intermittences. Celui qui a peint ces merveilleuses têtes pouvait tout aussi bien peindre des mains; l’un n’est pas plus malaisé que l’autre. Voyez même, il est une main, dans la partie gauche du tableau, qui déjà est comme à moitié faite, et qui rappelle, à s’y méprendre, les petites mains d’Elisabeth d’Autriche; les doigts, les ongles, sont de même nature et aussi délicats. Ce n’est donc pas de son plein gré, c’est faute de temps à coup sûr, que le peintre a laissé subsister ces négligences manifestes : lacunes regrettables, mais qui n’infirment pas, pour nous du moins, les rares et nombreuses beautés qui brillent dans cette œuvre. Sans offenser Clouet, on peut donc persister à lui en faire honneur. Sa gloire n’en peut que grandir. Et pourtant le tableau, il faut le reconnaître, perd quelque chose à ces lacunes, sinon dans l’estime éclairée des véritables connaisseurs, du moins dans le prix matériel qu’il est en droit d’atteindre. Les grosses bourses de Paris et de Londres hésiteraient, nous le croyons, devant ce mélange inquiétant de beautés et d’incorrections; mais après tout est-ce aux particuliers qu’un tel morceau peut convenir? Sa vraie place est dans un musée, et avant tout dans le musée du Louvre. Tel qu’il est, nous pouvons répondre que s’il apparaissait demain dans notre salon carré, au milieu des plus nobles chefs-d’œuvre d’Italie, d’Espagne et de Flandre, il soutiendrait dignement l’honneur de notre drapeau.

Aussi, quoi qu’il arrive, laissât-on par malheur échapper l’occasion, un fait est établi par preuve irréfragable : c’est que la France, au XVIe siècle, a produit non-seulement d’admirables portraits, mais des tableaux, de vrais tableaux, de la peinture de premier ordre. Jusqu’à l’apparition de cette page inattendue, le doute était permis; maintenant il est impossible. C’est un titre d’honneur retrouvé et comme une victoire nationale qu’il y a plaisir à célébrer.


L. VITET.