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doit sa fièvre de dévouement. Il est évident qu’il a lu les Misérables de M. Victor Hugo, et que le caractère de l’évêque Myriel lui a inspiré un enthousiasme aussi contagieux que celui que l’Amadis inspira jadis à don Quichotte. Seulement, comme il arrive toujours, l’imitateur a exagéré son modèle et l’a faussé en l’exagérant. On comprend les mobiles qui font agir le saint évêque : c’est la foi, la charité, le zèle chrétien; mais on ne distingue pas aussi clairement les mobiles qui poussent Jean Baudry au sacrifice et à l’immolation de lui-même. M. Vacquerie croit-il par hasard que la nature humaine réduite à ses seules ressources soit capable de tels prodiges de dévouement? En vertu de quels principes, de quelle morale, de quelle foi irrésistible et profonde le héros de M. Vacquerie fait-il aussi bon marché de lui-même? Quel grand intérêt l’oblige? quelle haute nécessité le commande? De deux choses l’une : ou bien il se dévoue par caprice, par fantaisie d’imagination; ou bien il se dévoue par instinct machinal et instinctif, par passivité de nature. Ce sont là deux tristes mobiles d’action, et, quel que soit celui qu’on choisisse pour expliquer la conduite de Jean Baudry, il est peu fait pour relever son caractère et le rendre intéressant. Ou Jean Baudry est un excentrique, ou c’est tout simplement ce qu’on appelle dans le monde une bonne pâte d’homme, destiné à jouer le rôle de dupe. Quant à être un grand et noble caractère, comme a l’air de le croire M. Vacquerie, jamais. Les hommes d’une noble nature ne font pas aussi bon marché d’eux-mêmes, et savent mieux défendre leurs droits. Cette espèce de vulgarisation du sacrifice que M. Vacquerie nous présente dans la personne de Jean Baudry serait mortelle à la morale, si par hasard elle était possible. Qu’est-ce, je le demande, qu’une bonté qui n’est pas armée de fermeté et qui est à la merci de tous les hasards de l’égoïsme humain et de tous les caprices des natures grosières ou cupides? Un homme d’un noble caractère aurait très bien pu, comme Jean Baudry, ramasser le jeune Olivier; mais certainement, cela une fois fait, il l’aurait élevé de telle sorte que sa dernière incartade n’eût jamais été possible. Ce Jean Baudry si humain, si prompt au sacrifice, devrait mieux comprendre les devoirs qu’il s’impose. Il est très évident qu’il a mal élevé Olivier, car ce caractère ne peut se comprendre que par une mauvaise éducation ou par une dépravation innée et indestructible. M. Vacquerie aime mieux croire à la force du sang, à la fatalité des instincts; il semble admettre que la nature est incorrigible. Si M. Vacquerie n’était qu’un romantique, cette opinion serait parfaitement d’accord avec les principes de son école; mais il est aussi un démocrate, et alors comment concilie-t-il cette croyance à la force du sang avec les principes de la démocratie? Pour moi, j’aime mieux croire à une mauvaise éducation, et le ton des conversations de Jean Baudry