Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Catilina furent exécutés. C’était l’action la plus ferme de la vie de Cicéron, et il avait le droit d’en être fier, puisqu’il l’avait payée de l’exil. Brutus, dans le récit qu’il faisait de cette journée, diminuait au profit de Caton, son oncle, la part que Cicéron y avait prise. Il le louait seulement d’avoir puni la conjuration sans dire qu’il l’avait découverte, et se contentait de l’appeler un excellent consul. « Le maigre éloge! disait Cicéron en colère; on le croirait d’un ennemi. » Mais ce n’étaient là que de petits différends d’amour-propre qui pouvaient facilement se guérir; voici un dissentiment plus grave et qui mérite qu’on s’y arrête, car il donne fort à penser sur la société romaine de cette époque.

En 702, c’est-à-dire peu de temps après qu’eut commencé sa liaison avec Brutus, Cicéron partit comme proconsul pour la Cilicie. Il n’avait pas recherché cette charge, car il savait quelles difficultés il allait y trouver. Il partait décidé à accomplir son devoir, et il ne pouvait l’accomplir sans se mettre à la fois sur les bras les patriciens, ses protecteurs, et les chevaliers, ses protégés et ses cliens. En effet, patriciens et chevaliers, d’ordinaire ennemis, s’entendaient avec une rare concorde pour piller les provinces. Les chevaliers, fermiers de l’impôt public, n’avaient qu’une pensée : ils voulaient faire fortune en cinq ans, durée ordinaire de leur bail. Aussi réclamaient-ils sans pitié l’impôt du dixième sur les productions du sol, l’impôt du vingtième sur les marchandises, dans les ports le droit d’entrée, le droit de pâturage dans l’intérieur des terres, enfin tous les tributs que Rome avait imposés aux peuples soumis. Leur avidité ne respectait rien; Tite-Live a dit sur eux ce mot terrible : « Partout où pénètre un publicain, il n’y a plus de justice ni de liberté pour personne. » Il était bien difficile aux malheureuses villes d’assouvir ces financiers intraitables; presque partout les caisses municipales, mal administrées par des magistrats inhabiles ou pillées par des magistrats malhonnêtes, étaient vides. Cependant il fallait trouver de l’argent à tout prix. Or à qui pouvait-on en demander, sinon aux banquiers de Rome, devenus, depuis un siècle, les banquiers du monde entier? C’est donc à eux qu’on s’adressait. Quelques-uns étaient assez riches pour tirer de leur fortune particulière de quoi prêter aux villes ou aux souverains étrangers, comme ce Rabirius Posthumus, pour lequel Cicéron a plaidé, et qui fournit au roi d’Egypte l’argent nécessaire pour reconquérir son royaume. D’autres, pour moins s’exposer, formaient des associations financières dans lesquelles les plus illustres Romains apportaient leurs fonds. C’est ainsi que Pompée était intéressé pour une somme importante dans une de ces sociétés en commandite qu’avait fondée Cluvius de Pouzzoles. Tous ces prêteurs, que ce fussent des particuliers ou des compagnies,