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son associé, qui, ne pouvant survivre à son désastre, se fit sauter la cervelle ; la mine de cuivre au contraire enrichit Montjoye et jeta les fondemens de cette prospérité commerciale que nous voyons arrivée à son point culminant au moment où s’ouvre le drame. Une jeune fille l’aimait, et comme ses parens la lui refusaient, il l’enleva, mais il se garda bien de l’épouser. Depuis trente ans, elle vit sous son toit, femme légitime aux yeux du monde, mais en réalité simple concubine. Cet homme fort, comme il se qualifie lui-même, qui veut que tous dépendent de lui pour ne dépendre de personne, préfère une concubine à une épouse et des bâtards à des fils légitimes. Il n’a pas donné d’état civil à ses deux enfans, qui, moins malheureux que leur mère, ont grandi dans l’ignorance de la fausse et périlleuse position à laquelle leur père les a condamnés par amour de l’indépendance. Montjoye veut bien être bon père et même bon mari, mais il veut que son affection soit un bienfait qu’il accorde volontairement et non une obligation qui lui soit imposée par une loi; en conséquence il s’est réservé le droit de mettre sa femme et ses enfans à la porte quand il lui plaira. Montjoye se montre quelquefois bienfaisant : il a recueilli un ancien camarade de jeunesse d’une nature enthousiaste et généreuse, auquel rien n’a réussi dans la vie, il a fait appeler auprès de lui un jeune avocat sans fortune, le fils de cet ancien ami qu’il a traîtreusement ruiné; mais quand on regarde au fond de ces bienfaits, on découvre toujours qu’ils découlent de mobiles fort différens de la générosité et de la bonté. Ce camarade de collège, cet enthousiaste Saladin qu’il installe dans ses terres, lui servira de répondant moral devant les populations dont il veut briguer les suffrages; la présence de ce jeune George de Sorel dans sa maison fera taire les bruits qui s’élèvent de temps à autre sur sa participation criminelle à la ruine de son ancien associé. Comment trouvez-vous le monstre? n’est-il pas complet? Avec tout cela, vous auriez tort de le croire méchant. S’il agit ainsi que nous venons de le dire, ce n’est pas par scélératesse de nature, ni même par mépris de l’humanité : ces sentimens atroces et violens seraient encore trop puissans pour son âme froide et vide. Non, Montjoye est tout simplement un homme parti de principes faux, qu’il a suivis avec une imperturbable logique pendant trente ans, et qu’il a dû nécessairement tenir de plus en plus pour vrais à mesure qu’il vieillissait, puisque l’expérience ne les a jamais démentis et qu’il est arrivé par eux à la prospérité et à la fortune.

Ces principes ont fait attendre pendant trente ans leurs conséquences, mais elles éclatent à la fin, et Montjoye paie en une heure de temps le prix de toute une vie coupable. Tout croule à la fois autour de lui, et pour que le châtiment soit plus complet et plus saisissant, c’est lui-même qui renversera l’édifice de sa fortune par