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dans la vie réelle. « Comment voulez-vous, auraient-ils dit, que nous puissions faire admettre au spectateur l’existence d’un pareil personnage ? Le plus mauvais père se récriera, le plus mauvais mari frémira d’indignation, l’homme le plus pervers s’arrêtera rêveur et stupéfait devant la conduite de Montjoye, et cherchera, sans parvenir à les comprendre, les sentimens singuliers qui le font agir. Si ce personnage n’était qu’un objet de scandale, passe, nous pourrions le présenter au public ; mais il est encore, il est surtout et avant tout une énigme. Vrai ou faux, il est certainement l’unique de son espèce. On se demande en vain par quels liens cet homme est rattaché au reste de l’humanité, quelle passion l’anime, quelle pensée le guide ; le silence seul vous répond. Le vide moral est aussi complet que possible. Un tel personnage n’est pas dramatique, car il est plutôt fait pour inspirer l’étonnement que l’horreur et la pitié. » C’est cependant ce personnage que M. Feuillet vient de transporter sur la scène avec une rare adresse, et, à l’aide de ce bonheur qui le suit dans toutes ses entreprises, il a fait accepter ce caractère inacceptable, il a fait comprendre cette énigme, il a réussi à intéresser un public composé d’hommes à un homme qui n’a rien d’humain.

Le coup d’audace que vient de tenter M. Feuillet,— sa pièce mérite vraiment cette qualification, — est d’autant plus remarquable que l’audace ne s’y fait sentir nulle part. L’auteur a fait preuve en cela d’une habileté consommée. Il a étreint son monstre d’une main ferme, froide et souple, d’une de ces mains qui dissimulent la vigueur sous l’élégance. La force est partout cachée et ne se révèle par aucune intempérante jactance, par aucune maladroite explosion de violence. Une énergie tranquille, maîtresse d’elle-même, presque voisine de la douceur, tant elle est discrète, règne d’un bout à l’autre de cette pièce, et en fait le véritable intérêt pour les amis du talent de M. Octave Feuillet. Nous avions depuis longtemps constaté que le talent de M. Feuillet était aussi ferme qu’il est gracieux, et que son élégance recouvrait une réelle solidité ; mais notre opinion, malgré l’exemple pourtant si frappant de Dalila, avait rencontré de nombreux contradicteurs. Après Montjoye, comme après Dalila et après Sibylle, nous affirmons qu’une virilité très sérieuse est unie chez M. Feuillet à ses dons reconnus de grâce et de finesse, et nous espérons que cette fois notre opinion trouvera de plus rares contradicteurs.

Je tiens donc le succès de M. Feuillet pour mérité, et toutefois je ne puis m’empêcher de poser un point d’interrogation avant de présenter au lecteur le personnage qui donne son nom au drame. Une seule chose m’étonne dans ce succès, et cette chose est le peu d’étonnement que cause au public le personnage principal du drame.