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musicien moderne, un génie éminemment germanique et national, qui s’inspire d’un ordre d’idées et de sentimens inconnus aux grands maîtres du XVIIIe siècle. Il introduit le pittoresque dans le drame lyrique, il encadre l’expression des sentimens humains dans un paysage qui accuse le temps et le lieu où se passe l’action, il traduit enfin pour la première fois en musique le merveilleux et la poésie de la race teutonique. Si vous n’aimez pas les caractères vigoureux, les couleurs ténébreuses, les présages sinistres, la nature sauvage et l’horizon sanglant que Shakspeare a mis dans Macbeth et le Roi Lear, si les visions terribles et fantastiques de la nuit de Walpurgis dans le Faust de Goethe vous répugnent, vous ne pouvez apprécier à sa juste valeur ce beau finale du Freyschütz, qui en est pour ainsi dire une imitation.

— Je vous avoue franchement, répliqua le docteur avec bonhomie, que le moindre rayon de soleil, que la plus petite mélodie venant directement de l’âme sont plus de mon goût que tout le fouillis pittoresque et philosophique dont vous nous donnez la savante explication. Que voulez-vous, mon cher chevalier ? je suis de mon temps, et en fait de merveilleux je préfère les bouffonneries de la Flûte enchantée, avec la musique de Mozart, au cauchemar de la poésie dite romantique.

— À la bonne heure, dit le chevalier en riant, voilà une préférence qui a sa raison d’être et qui se conçoit ; mais vous ne pouvez nier, docteur, que Weber ne soit un musicien de génie, le créateur d’un genre d’effets entièrement nouveaux.

Pendant que les deux interlocuteurs échangeaient entre eux ces réflexions, que Mme de Narbal écoutait avec un vif intérêt, les trois cousines étaient fort occupées d’un incident qui se passait dans une loge voisine de la scène. On voyait une dame âgée embrasser avec effusion un étudiant qui était survenu avec son costume pittoresque. Il était mince, délicat, et de longs cheveux blonds lui tombaient abondamment sur les épaules.

— C’est le fils de Mme de Turkheim, dit M. de Loewenfeld, un camarade de mon cher Wilhelm, qui arrive sans doute de Leipzig.

M., de Loewenfeld sortit précipitamment, et revint quelques instans après. — Je ne m’étais pas trompé, c’est bien lui. Il vient passer les vacances chez sa mère et m’annonce la prochaine arrivée de mon fils, que je demande la liberté de vous présenter, comtesse.

— Comment donc, mon cher baron ? mais très volontiers. J’aurai grand plaisir à connaître votre fils, dont j’ai entendu louer l’élégance et les manières accomplies.

Le chevalier entendit ces dernières paroles de Mme de Narbal, et, sans se rendre bien compte de ce qu’il éprouvait, il se sentit péniblement