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qui excitait au plus haut degré le sentiment patriotique. On les voyait au parterre avec leurs costumes pittoresques, leurs petites casquettes de velours et leurs longs cheveux épars sur les épaules. Mme de Narbal occupait une grande et belle loge de face. La comtesse, sa fille, ses deux nièces et Mme Du Hautchet étaient placées sur le premier plan, et tout près d’elles se tenaient le chevalier, M. Thibaut et le conseiller de Loewenfeld. M. Ranch était au fond de la loge, assez spacieuse pour que ces neuf personnes y pussent tenir à l’aise. La salle présentait un coup d’œil intéressant. Toutes les loges étaient remplies de ces bonnes familles allemandes qui apportent dans les réunions publiques la simplicité de manières qu’elles ont dans la vie domestique. Pères, mères, grands parens et petits enfans vont au théâtre presque comme ils vont à l’église, pour y chercher autre chose qu’une distraction du moment. C’est pour eux une fête de l’esprit que la représentation d’une œuvre dramatique, un enseignement de l’histoire, une vue entr’ouverte sur la grande scène du monde, qui paraît d’autant plus agitée que la vie ordinaire est si calme et si réglée dans les petites villes d’Allemagne. Peuple naïf et profond tout à la fois, qui se nourrit de légendes et de métaphysique, nation chrétienne et casanière, en qui subsistent cependant un ressouvenir de ses destinées vagabondes et un sage instinct du panthéisme des races primitives, les Allemands ont une sincérité d’émotion qui explique le caractère avant tout lyrique et philosophique de leur théâtre. Des conceptions comme le Faust de Goethe et le Freyschütz de Weber ne peuvent être bien comprises que lorsqu’on les voit représentées devant le public pour qui elles ont été faites, et dont elles expriment les affinités secrètes et les mystiques terreurs.

Mme de Narbal, qui était fort connue de la société de Manheim, échangeait de nombreux saluts avec plusieurs personnes qu’elle apercevait dans les loges voisines de la sienne, tandis que les étudians qui remplissaient le parterre et les jeunes gens qui étaient disséminés dans la salle avaient tous les yeux fixés sur les trois cousines, Aglaé, Fanny et Frédérique. Celle-ci était adossée à l’une des deux extrémités de la loge, ayant près d’elle Fanny, avec qui elle s’entretenait tout bas en dirigeant de temps en temps son lorgnon d’or sur le parterre. Ses longues boucles blondes, sa robe blanche et le spencer de velours noir qui enfermait sa taille délicate donnaient à Frédérique je ne sais quel air d’élégante simplicité, d’étrangeté romanesque et de grâce enfantine dont le chevalier ne pouvait s’expliquer le charme décevant. Il subissait malgré lui l’influence mystérieuse de cette jeune fille, qui l’attirait et le contenait tour à tour, et dont les beaux yeux bleus remplis d’innocentes agaceries