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éveillait une tendre commisération, et chacune voyait en lui l’expression confuse de l’être prédestiné qu’on attend, qu’on espère et qu’on pressent à travers le trouble délicieux de la sensibilité naissante.

— Oh ! que le chevalier est aimable ! s’écria Aglaé aussitôt que les trois cousines furent seules. Il parle comme il chante, et c’est un plaisir que de lui entendre dire de si belles choses.

— Tu trouves ? répondit Fanny avec nonchalance. As-tu remarqué le joli portrait de femme qui était suspendu au-dessus du piano ?

— Oui certainement, je l’ai remarquée, cette belle tête blonde aux grands yeux d’un noir bleuâtre remplis de langueur, répliqua Aglaé. Ce doit être le portrait d’une sœur ou de sa mère. Qu’en penses-tu, Frédérique ?

— Moi ? répondit Frédérique avec un semblant d’indifférence. Je ne pense rien du tout ; c’est à peine si j’ai vu le portrait dont vous parlez.

La conversation continua sur ce ton avec des nuances d’expression qui étaient en raison inverse de ce que chacune éprouvait pour le chevalier, Frédérique, qui n’osait avouer à personne l’état de son cœur, et qui d’ailleurs ne le connaissait pas bien elle-même, cherchait à ne point attirer sur elle les regards de ses cousines et ceux de sa tante. Elle n’avait pas quitté des yeux le portrait qu’elle feignait de ne pas avoir remarqué, et qui avait produit sur elle une impression douloureuse mêlée d’un certain charme qu’elle ne pouvait définir. Frédérique n’ignorait pas que le chevalier n’avait jamais été marié. Quelle était donc la femme dont il avait conservé si précieusement les traits admirables ? Sa mère ? sa sœur ? — Ce n’est pas possible, se disait-elle dans son cœur agité par un sentiment confus de jalousie précoce et de naïve confiance.


III

Le soir, on se rendit au théâtre, dont la belle salle, à cinq rangs de loges, était remplie jusqu’aux combles. On était accouru de toutes les villes environnantes, de Spire, de Darmstadt et même de Francfort, pour entendre le Freyschütz, exécuté par un orchestre excellent et l’une des meilleures troupes de chanteurs qu’on eût pu réunir. Grâce à la saison d’été, plusieurs artistes attachés aux principaux théâtres de l’Allemagne avaient pu être engagés par le directeur de Manheim pour un certain nombre de représentations.

Beaucoup d’étudians de l’université d’Heidelberg étaient venus également à Manheim pour entendre un opéra éminemment populaire,