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l’énigme de notre destinée : De l’Influence de l’amour sur le développement de l’esprit humain.

M. Thibaut, feuilletant le volume que lui avait remis le chevalier, n’y vit, à sa grande surprise, que des pages entièrement blanches. — Vous moquez-vous de moi ? répondit le docteur. Votre livre ressemble à tant d’autres : il ne contient de bon que le titre.

— Au moins indique-t-il un beau sujet à traiter. Si j’étais prince, j’y attacherais un grand prix et je le mettrais au concours : ce serait une question un peu plus intéressante que les savantes puérilités dont s’occupent les académies.

— Eh ! qui vous empêche de remplir vous-même ces pages immaculées de tous les contes de fées, de toutes les légendes d’or dont vous semblez avoir l’imagination remplie ? dit M. Thibaut sur un ton persistant de plaisanterie.

— Hélas ! vous savez bien que je ne suis qu’un pauvre rêveur, un songe-creux, comme on dit, et que je vis de chimères et de souvenirs qui n’intéressent que moi. Ah ! si j’étais un savant docteur comme vous, si je possédais le don inappréciable de savoir exprimer mes idées et mes sentimens, je voudrais consacrer ma vie et toutes les forces de mon intelligence à écrire le beau livre dont le titre vous fait sourire. Je m’efforcerais de démontrer aux plus incrédules que l’inspiration joue un très grand rôle dans toutes nos connaissances, qu’elle échauffe, dilate et illumine la raison, et que la science, dont nous sommes si fiers de nos jours, ne fait que développer, confirmer ou réaliser les rêves de la poésie primitive.

Et quod nunc ratio est impetus ante fuit,


comme l’a dit Ovide. C’est alors que je serais autorisé à conclure, avec le divin Platon et tous les grands philosophes, que l’amour, qui naquit avant le temps, est le maître de la vie et de la mort.

— Docteur, vous êtes battu ! s’écria Mme de Narbal avec son enjouement ordinaire. Vous vous êtes attaqué à un homme plus fort que vous sur un sujet aussi intéressant.

— Je rends les armes, répondit M. Thibaut, et je me plais à reconnaître la supériorité du chevalier sur une question qu’il a dû méditer longtemps, si j’en juge par les livres qui composent cette petite bibliothèque, et qui semblent avoir été choisis de la main même de l’Amour, dont il a glorifié la toute-puissance.

Pendant tout le temps qu’avait duré cette conversation, Frédérique était restée assise dans un fauteuil vert placé dans un coin, près d’un vieux secrétaire. Elle avait écouté avec une distraction apparente, mais sans perdre un mot, tout ce qu’avait dit le chevalier