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Lorsque le chevalier était triste, sous le poids du long souvenir qui était la douleur et le charme secret de sa vie, il lisait les poètes qui parlaient la langue de son cœur ; il parcourait les pages de son journal où étaient consignées les histoires merveilleuses de l’amour, dont il prétendait retrouver l’influence suprême dans les arts, dans la politique et jusque dans la science. Entr’ouvrant un jour ce trésor de ses pensées les plus chères et les plus exquises, les regards du chevalier se fixèrent sur une page qui contenait ces vers si connus de Goethe, que Beethoven a mis en musique :

Herz, mein Herz, was soll das geben ?
Was bedränget dich so sehr ?
Welch’ein fremdes neues Leben ?
Ich erkenne dich nicht mehr !…

« Mon cœur, mon cœur, que se passe-t-il donc en toi ? Quel trouble t’oppresse ? quelle vie nouvelle t’agite ? Je ne te reconnais plus !… »


C’est le début d’une élégie qui fut inspirée à Goethe par Lili, l’une des plus séduisantes sirènes qui ont fasciné ce grand génie. Elle s’appelait de son nom de famille Elisabeth Schönenmann ; c’était la fille d’un riche banquier de Francfort et la seule femme aimée que Goethe ait eu un moment l’intention d’épouser. Elle avait seize ans lorsqu’il la connut à Francfort. C’était l’âge de Lotte et de Federica. Blonde comme elles, petite, frêle, remplie de grâce et de coquetterie, elle se joua d’abord de l’affection du poète, et lui fit expier en partie le mal qu’il avait fait à tant d’autres et surtout à la noble Federica ; mais elle fut prise elle-même au piège qu’elle avait tendu, et finit par ressentir les atteintes de la passion dont elle s’était moquée. La fin de ce roman ressemble à tous ceux qui ont servi de thème au génie de Goethe. Après une promesse de mariage donnée d’une part et acceptée de l’autre, le poète se sauve du danger par la fuite, et Lili devient la femme d’un gentilhomme alsacien, M. de Turkheim. Dans un voyage que Goethe fit à Strasbourg en 1779, il y trouva Lili mariée tenant un enfant dans ses bras. « Je fus accueilli avec joie et admiration, dit-il dans une lettre à la baronne de Stein. Son mari paraît être fort bien et dans une position aisée. Je dînai avec elle, son mari étant absent. J’y soupai un autre jour, et puis je quittai Lili par un beau clair de lune. Je ne puis vous dire l’impression agréable qui m’est restée de cette visite. » C’est dans cette même lettre qu’il raconte aussi son entrevue avec la pauvre Federica après huit ans de séparation. « La seconde fille de la maison, dit-il, Federica, m’avait jadis beaucoup aimé, plus que je ne le méritais. Je dus la quitter brusquement et lui causer une douleur qui faillit la tuer. Elle me dit avec calme ce qui lui