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souvent M. Thibaut, quelquefois M. Rauch, M. de Loewenfeld et d’autres personnes de la petite ville ou des environs. Puis il y avait les réunions extraordinaires provoquées par M. Thibaut, qui amenait d’Heidelberg sa troupe de chanteurs dilettanti pour y faire apprécier quelque nouvelle rareté historique. C’est dans le salon de Mme de Narbal que le chevalier entendit pour la première fois des airs de Keyser, des fragmens de la Passion d’après saint Matthieu de Sébastien Bach, des morceaux curieux d’Isaak, de Louis Senfel son élève, de Jacob Handl, de Léo Hassler et d’Adam Gumpesfzhaimer, tous musiciens du XVIe siècle, qui sont les aïeux obscurs des grands maîtres de l’école allemande. M. Thibaut ne manquait pas d’entrer dans quelques explications sur l’époque, le caractère et le mérite de la composition qu’on allait entendre[1]. Dans ces brillantes réunions, le chevalier, qui avait une sorte d’horreur pour les scènes d’apparat où il fallait exhiber sa personne, se tenait volontiers à l’écart. Il écoutait en silence le morceau que l’on chantait avec plus ou moins d’ensemble, et sur le mérite duquel il ne partageait pas toujours l’engouement du savant docteur. Son goût, formé d’élémens plus nombreux, était plus compréhensif et moins exclusif que celui de M. Thibaut, qui, en véritable érudit, était fort disposé à s’exagérer la valeur d’une babiole historique. De temps en temps, le docteur interrogeait du regard le chevalier sur la justesse d’un mouvement qu’il avait indiqué, partie toujours délicate et fort obscure dans la musique qui remonte au-delà du XVIIIe siècle. Dans le courant de la journée, il était rare que l’une ou l’autre des trois cousines n’eût recours à la complaisance du chevalier, soit pour l’explication d’un passage difficile de quelque poète italien, soit pour avoir son avis sur la manière d’étudier un morceau que lui-même leur avait choisi. Frédérique, nous l’avons déjà dit, était la plus empressée à réclamer les bons offices de Lorenzo. Elle aimait à l’entendre chanter, à le questionner sur une foule de sujets, et surtout à lui parler de Venise, point lumineux qui s’élevait à l’horizon de son esprit comme une de ces îles fabuleuses où règnent le printemps et une éternelle félicité. Frédérique s’était aperçue que le nom de cette ville merveilleuse éveillait dans le chevalier une émotion qu’il cherchait à comprimer, et dont elle aurait voulu connaître la cause. Ces fréquens entretiens avec une jeune fille d’une intelligence si ouverte et si prompte à saisir les idées les plus sérieuses unirent aussi par intéresser vivement le chevalier. Il mit un peu plus

  1. C’est ainsi que procédait Choron dans les exercices publics de son école de musique classique qui ont eu un si grand retentissement sous la restauration. M. Fétis a repris l’idée de Choron et l’a développée d’une manière plus systématique dans les concerts historiques qu’il a donnés à Paris en 1832.