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et rieuse, Frédérique avait dans l’âme, dans le regard et jusque dans la voix je ne sais quel accent de mélancolie divine qui avait frappé le chevalier en avivant dans son cœur un souvenir adoré et toujours présent. D’autres analogies existaient encore entre ces deux femmes, qui appartenaient à des temps et à des sociétés si différentes. Si la fille des patriciens avait dû contenir les premiers tressaillemens de son cœur pour un pauvre enfant commis à sa sollicitude, si elle avait eu à lutter toute sa vie contre la disproportion d’âge et de condition qui la séparait de Lorenzo, si elle n’avait pu s’élever au-dessus des préjugés de sa naissance que par la sainteté de l’amour qui lui entr’ouvrait, à l’heure dernière, les portes du paradis, paradisi gloriam, c’est par l’amour aussi, et par un amour contrarié, par des obstacles non moins puissans aux yeux du monde qui l’entourait, que Frédérique devait parvenir à épurer les élémens de sa nature, à effacer la tache originelle du sang des Rosendorff et à dégager de son âme la poésie qui s’y trouvait latente et comme étouffée par des instincts de basse origine.

La première pensée du chevalier, après s’être convaincu des dispositions bienveillantes de Frédérique à son égard, fut d’aller passer quelques jours à Manheim. Sans attacher trop d’importance à une velléité de jeune fille, il crut qu’il était prudent de ne pas encourager un pareil badinage dans la maison hospitalière de Mme de Narbal. Il était à peine installé dans son modeste réduit, au milieu de ses livres et de ses souvenirs, que la comtesse lui écrivit les lettres les plus pressantes pour le ramener à Schwetzingen sous un prétexte ou sous un autre. M. Thibaut lui-même, qui avait rencontré dans le chevalier un contradicteur éloquent de ses idées sur l’histoire de l’art, se plaisait à le voir chez Mme de Narbal, où le docteur allait dîner deux ou trois fois par semaine. On aurait dit que tout conspirait à déjouer la prudence du chevalier, que, de la meilleure foi du monde, n’avait aucun désir de se laisser prendre à un jeu redoutable. Du reste, le temps se passait fort agréablement à Schwetzingen. Le matin, le chevalier lisait et déjeunait dans sa chambre, pendant que ces demoiselles prenaient leurs leçons de langue, de littérature ou de musique. On dînait de bonne heure, puis on allait se promener sur la belle route d’Heidelberg ou de Manheim, tantôt à pied, tantôt en voiture. Le soir, on se réunissait dans le grand salon. On s’entretenait de choses diverses, des nouvelles du jour, des bruits de Paris, de l’opéra en vogue ; on causait d’art, on faisait de la musique et on soupait à dix heures. Lorsque la soirée était belle, on se promenait dans le jardin et dans le parc jusqu’à minuit. À ces réunions charmantes, où Mme de Narbal était d’une gaîté si fine et si provoquante, venaient toujours Mme Du Hautchet,