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Puisque nous voyons que beaucoup d’animaux peuvent vivre avec de simples points oculaires, sans appareils optiques, on ne comprend pas pourquoi ils ne vivraient pas avec des appareils inutiles ou mal construits. Ce désavantage dans la vision pourrait, en beaucoup de cas, être compensé par la supériorité dans d’autres organes, et n’être pas nécessairement une cause de destruction. Ce sont donc là les faits qu’il faudrait citer pour prouver que l’œil a été formé par des causes purement physiques, sans nulle prévision, car on aura beau citer d’innombrables espèces d’yeux : si ce sont toujours des yeux, c’est-à-dire des organes servant à voir, le principe des causes finales reste intact.

Je passe à la question de l’instinct. On sait quelle était sur ce point la théorie de Lamarck. L’instinct, selon lui, est une habitude héréditaire. M. Darwin adopte cette théorie en la modifiant par le principe de l’élection naturelle ; il fait remarquer que l’on peut dire des instincts la même chose que des organes. Toute modification dans les habitudes d’une espèce peut être avantageuse, tout aussi bien qu’une modification d’organes. Or, quand une modification instinctive se sera produite dans une espèce, elle tendra à se perpétuer, et, si elle est avantageuse, elle assurera à ceux qui en sont doués la prépondérance sur les autres variétés de l’espèce, de manière à détruire toutes les variétés intermédiaires. À la vérité, on ne peut pas prouver par l’observation directe que les instincts se soient modifiés ; mais quelques observations indirectes semblent autoriser cette supposition : ce sont, par exemple, les gradations d’instincts. Ainsi la fabrication du miel par les abeilles nous présente trois types distincts, mais reliés l’un à l’autre par des gradations insensibles : d’abord les bourdons, qui font leur miel et leur cire dans le creux des arbres, puis nos abeilles domestiques, qui ont résolu, dans la construction des cellules, un problème de mathématiques transcendantes, enfin les abeilles d’Amérique, espèce moyenne, inférieure à nos abeilles et supérieure aux bourdons. Ne peut-on voir là la trace et l’indication d’un développement d’instinct qui, parti du plus bas degré, serait arrivé peu à peu au point où nous le voyons aujourd’hui ? Ce qui autorise cette conjecture, c’est qu’en contrariant l’industrie des abeilles, en la plaçant dans des conditions défavorables ou nouvelles, on a réussi à faire varier leurs habitudes et à les faire changer de procédés. Beaucoup d’expériences faites dans cette direction pourraient jeter un grand jour sur cette obscure question.

Je n’hésite point à reconnaître que la théorie qui explique l’instinct par l’habitude héréditaire ne doit pas être rejetée sans un examen approfondi ; mais il y a là encore de bien sérieuses difficul-