Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 48.djvu/579

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sez une modification intervenant, qui pourrait être ultérieurement un avantage dans d’autres conditions, elle sera néanmoins à son origine un inconvénient en altérant le type de l’espèce, en rendant par là l’individu moins propre au genre de vie auquel l’appelle son organisation générale. Supposez que dans un animal herbivore les dents à couronnes plates, si propres à broyer des herbes molles, soient accidentellement remplacées dans quelques individus par des dents tranchantes. Quoique la dent tranchante soit en réalité un avantage pour les espèces qui en jouissent, puisqu’elle leur permet de joindre deux espèces de nourriture, ce serait néanmoins pour l’animal chez lequel elle se rencontrerait par accident un très grand désavantage, car il serait par là moins propre à trouver sa nourriture habituelle, et rien en lui ne serait préparé pour s’accommoder à une autre espèce de nourriture. Je conclus que l’élection naturelle doit avoir pour effet, dans un milieu toujours le même, de maintenir le type de l’espèce et de l’empêcher de s’altérer : je n’y puis voir, si ce n’est accidentellement, un principe de modification et de changement.

En est-il ainsi lorsque le milieu lui-même est changé, lorsque par des causes quelconques les conditions extérieures viennent à varier ? C’est alors, suivant Darwin, que le principe de l’élection naturelle agit d’une manière toute-puissante. Si en effet, au moment de ce changement de milieu, quelques individus d’une espèce se trouvent avoir précisément certains caractères qui les rendent propres à s’accommoder à ce milieu, n’est-il pas évident que ceux-là auront un grand avantage sur les autres, et qu’ils survivront seuls, tandis que ceux-ci périront ? L’élection naturelle agissant, un caractère individuel à l’origine pourra donc devenir un caractère spécifique.

C’est ici évidemment que l’hypothèse de M. Darwin se présente surtout avec avantage ; mais elle est encore sujette à de bien grandes difficultés. Et d’abord il faut admettre que la modification en question s’est rencontrée en même temps dans les mêmes lieux entre plusieurs individus de sexe différent. En effet, comme nous l’avons montré, si elle n’est pas à la fois dans les deux sexes, cette qualité, bien loin de s’accumuler et de se déterminer davantage par l’hérédité, irait sans cesse en s’affaiblissant, et nulle espèce nouvelle ne pourrait se former. Voici donc déjà une première rencontre, une première coïncidence qu’il faut admettre. En second lieu, il faut supposer que chaque espèce animale a eu pour origine la rencontre d’une modification accidentelle avec un changement de milieu, ce qui multiplie à l’infini le nombre des coïncidences et des accidens. Dans cette hypothèse, tandis qu’une certaine série de causes faisait va-