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Pendant longtemps, la philosophie matérialiste, aussi ignorante des lois de la nature que la philosophie contraire, s’était contentée d’attribuer au hasard et à des rencontres fortuites ces harmonies et ces convenances qui nous émerveillent. Ce vague appel à des causes fortuites laissait toute sa force à l’argument que les spiritualistes tiraient de l’ordre de l’univers. Dire en effet, avec les anciens épicuriens, que la terre féconde et amollie a pu produire à l’origine, par une vertu spontanée, toute sorte d’êtres vivans, — que les atomes, en se combinant suivant les lois de la pesanteur et du clinamen, ont amené ici des plantes et là des animaux, ici des poissons et là des hommes, que des milliards de formes ont été enfantées qui, étant impropres à la vie, ont succombé, qu’on a vu des moitiés d’êtres vivans sortir de la boue fétide avec un corps inachevé, que toute sorte d’organes se sont rencontrés au hasard, et qu’enfin parmi ces rencontres un certain nombre ont été heureuses, et ont formé les plantes et les animaux que nous connaissons : — un tel système, qui est celui que nous expose Lucrèce, est tellement grossier et maladroit que c’était autrefois une bonne fortune pour la philosophie spiritualiste d’avoir à le réfuter. L’extravagance de pareilles explications, l’absence même de toute explication démontraient ici mieux qu’aucun argument l’impossibilité d’écarter de l’univers une cause prévoyante et intentionnelle.

Mais dans ces derniers temps, — à peu près depuis un demi-siècle, — la science s’est portée avec un puissant effort sur ce problème, et a essayé de ramener à certaines causes déterminées, à certaines lois naturelles, le grand mystère des appropriations organiques. Elle n’a pu se contenter d’un si aveugle emploi des causes fortuites, et elle a cherché à établir un rapport plus précis, plus vraisemblable entre les causes et les effets. Elle a compris que dire d’une manière vague que la matière, en se combinant, a formé des êtres vivans, c’était ne rien dire, car le problème est précisément d’expliquer comment la matière a pu produire des êtres aptes à la vie. Il fallait trouver quelque raison précise et particulière à ces appropriations merveilleuses, que le hasard ne peut expliquer. De là plusieurs hypothèses plus ou moins spécieuses, dont le matérialisme s’est hâté de s’emparer, et, pour dire toute la vérité, il faut reconnaître que le combat est devenu plus sérieux qu’il ne l’était autrefois.

Parmi ces hypothèses, l’une des plus intéressantes et des plus ingénieuses est celle qu’un célèbre naturaliste anglais, M. Darwin, a développée tout récemment, avec infiniment de science et d’esprit, dans son livre sur l’origine et la formation des espèces. Ce livre, lorsqu’il a paru, a déjà été, dans la Revue, l’objet d’une étude scien-