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et ses intérêts particuliers, pendant qu’il accomplit ses fins, qui sont autres que ces intérêts et ces passions ne se le proposent. »

Je n’ai besoin que de rappeler les faits bien connus, si souvent cités, qui donnent lieu de croire que la nature, au moins dans les êtres vivans (je laisse le reste), a suivi un plan et un dessein, s’est proposé un but, et a cherché les meilleurs moyens pour le réaliser. Les principaux de ces faits sont la structure des organes si bien appropriés à la fonction qu’ils doivent remplir, comme l’œil à la vue, le cœur à la circulation du sang ; l’appropriation des organes au milieu, comme la structure des poumons pour la respiration dans l’air et des branchies pour la respiration dans l’eau ; la corrélation des organes entre eux, — notamment le rapport sur lequel Cuvier a tant insisté entre la forme des dents et tout le système osseux de l’animal ; les sexes, si merveilleusement combinés l’un pour l’autre ; la sécrétion du lait dans les mamelles après l’enfantement dans la classe des mammifères ; les instincts industrieux des animaux, etc. Tous ces faits ont été si souvent développés, surtout au xviiie siècle, que nous nous contenterons de les indiquer en renvoyant aux livres si curieux et trop oubliés de Nieuwentyk, de Poley, de Reimarus enfin, le maître de Kant, qui le nomme plusieurs fois avec une respectueuse admiration. Eh bien ! en présence de tant d’exemples divers, d’une signification si éclatante, ne nous sera-t-il pas permis de dire, comme font les savans dans des circonstances semblables, que tout se passe comme si la cause, quelle qu’elle soit, qui a fait les organes dans l’être vivant avait eu devant les yeux l’effet particulier que chacun d’eux devait produire, et l’effet commun qu’ils devaient produire tous ensemble, en d’autres termes que cette cause a eu un plan et s’est proposé un but ? Ce but, prévu et déterminé à l’avance, est ce que l’on appelle une cause finale.

Toutefois prenons garde de nous laisser subjuguer par l’imagination et par l’habitude. Peut-être l’hypothèse des causes finales n’est-elle, comme l’ont pensé Épicure et Spinoza, que l’ignorance des causes véritables ; peut-être une étude plus approfondie nous apprendra-t-elle à démêler quelque cause réelle qui nous échappe, et nous montrera quelque effet naturel là où nous croyons voir la main d’une volonté prévoyante. Ainsi, dans les tours d’adresse par lesquels un prestidigitateur nous éblouit, nous croirions volontiers à une puissance magique et surnaturelle, parce que nous ignorons les causes très simples et souvent très grossières qui amènent ces merveilleux effets. La nature ne serait-elle pas aussi une magicienne qui nous cache ses fils, ses ressorts, son jeu, et qui, nous montrant les effets en voilant les causes, nous jette, comme dit Spinoza, dans un stupide étonnement ?