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de son maître et dans quelle pensée il avait choisi pour théâtre de ce hideux conflit la partie la plus reculée du château, recommanda expressément le silence à ses subordonnés. Alors seulement il alla prévenir la jeune comtesse…

Les médecins déclarèrent, après plusieurs jours de traitement, durant lesquels la maladie avait pris un cours régulier, que le soin de veiller sur le comte Edmond pouvait être laissé à sa jeune femme. Thérèse et Juliette s’établirent aussitôt près du malade ; mais la première dut s’éloigner peu après, et Juliette demeura seule dans l’espèce de cachot qu’elle partageait avec son mari. Toute sorte de lumière blessant les yeux du malade, on maintenait autour de lui une obscurité complète. Dans la pièce voisine, où se tenait sa femme, une lampe aux rayons atténués, brûlant du matin au soir, remplaçait la lumière extérieure. Entre les deux chambres, aucune autre barrière qu’une tenture mobile, derrière laquelle Juliette se tenait fréquemment aux écoutes, et qu’elle soulevait de temps à autre pour jeter un regard furtif sur le malheureux, dont les apostrophes incohérentes, les sourdes imprécations, les prières passionnées arrivaient tour à tour jusqu’à son oreille. Plus d’une fois, dans ce torrent désordonné de paroles confuses, il s’en trouva qui jetaient sur le passé, comme par éclairs, une lumière terrible. Juliette les recueillait en frémissant. Concentrant peu à peu, par un effort de son intelligence, ces rayons épars, elle eut devant elle, comme en dépit d’elle-même, la vérité tout entière. Cette vérité formidable, pareille au masque hideux de la Méduse antique, fit de ce jeune être vivant une statue implacable, dont le froid regard, l’immuable rigidité, s’imposaient par la terreur à la mémoire étonnée, et lorsque le malade se réveilla un matin, après quelques heures d’un sommeil paisible, maître de lui-même et de ses pensées, — lorsqu’avec ces perceptions vagues d’une convalescence pressentie il se rendit compte de tout ce qui l’entourait, — lorsqu’il leva sur la femme qui lui avait prodigué tant de soins ses yeux chargés de reconnaissance, l’idole de sa jeunesse lui apparut transformée. C’était encore un ange, il est vrai ; mais c’était l’ange du jugement.

Elle savait tout, et il vit qu’elle savait tout.

— Pourquoi ne lui as-tu pas tendu la main ? disait-elle.

Son crime était debout devant lui, crime étrange, auquel la passion n’avait eu aucune part, issu d’une pensée-démon, produite elle-même par cette faiblesse superstitieuse qu’on a si souvent remarquée chez les hommes dépourvus de foi.

Dans une crise décisive de sa vie, alors que, déçu dans toutes ses espérances, il avait vu cette volonté si ferme sur laquelle il comptait impuissante à dominer les orages du cœur, la maxime fataliste inscrite sur l’anneau égyptien était tout à coup devenue sa devise