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homme, cet Edmond! quelle âme sublime! quelle intelligence profonde! Ce qui m’attriste, c’est que ces dons extraordinaires ne donnent pas le bonheur; Félix est heureux, lui; l’ambition ne le dévore pas, et dans sa sphère inférieure, plus rapprochée de nous, il répand autour de lui les trésors d’une inaltérable gaîté. Qui faut-il envier ? qui faut-il plaindre ?...


AUTRE FRAGMENT.


21 juillet 1814.

Que de sages avis perdus, ma Teresa! Vous ne vous rendez pas compte de nos relations. Chacun d’eux séparément pourrait troubler mon repos; réunis, ils se font pour ainsi dire équilibre et se neutralisent. Entre eux deux, je suis en paix, parce que je suis à ma vraie place : ma vie est le complément nécessaire des leurs. A nous trois, nous ne faisons qu’un. Deux de nous, sans l’autre, ne formeraient que la moitié d’une individualité mutilée. Absolument séparés l’un de l’autre, je n’imagine pas comment un de nous pourrait vivre... Edmond cependant, à la rigueur, se passerait peut-être de nous. Edmond est notre règle, notre appui, le centre vers lequel nous gravitons. Je n’ai jamais rencontré de caractère aussi complet. Chez Félix et chez moi, le bonheur est en quelque sorte un instinct; nous nous y laissons aller sans calcul, sans effort pour l’atteindre, comme deux cygnes se laissent aller côte à côte au fil de l’eau...


AUTRES FRAGMENS A DIVERSES DIATES.

Il m’arrive, Teresa, une aventure terrible. Mon sort est fixé à jamais. Je mourrai fille, ceci est certain. J’ai perdu mon anneau de mariage. Voici le désastre en quelques mots.

Une partie de balle était organisée. Pour mieux tenir ma raquette, je retirai l’anneau de mon doigt et le plaçai, bien roulé dans mon mouchoir, sur le piédestal du grand sphinx qu’Edmond a fait ériger à l’extrémité du jeu de boule. Nous fîmes ensuite une promenade en bateau et revînmes par les bois au clair de lune. Dans le cours de la soirée et quand nous fûmes réunis au salon, je m’aperçus pour la première fois que la bague n’était plus passée à mon doigt, et je montai immédiatement dans ma chambre pour y prendre le mouchoir où je me rappelais parfaitement l’avoir nouée. Je le retrouvai où je l’avais laissé, sur la table de toilette, et je le déroulai avec grand soin. De ses plis s’échappa un petit papillon de nuit qui s’en alla tout effarouché brûler ses ailes de velours à la flamme de ma bougie. C’était, je pense, un de ces jolis sphinx que nous avons tant pourchassés, vous et moi, dans les prairies du château. Malgré cette conjecture essentiellement probable, je n’en suis pas moins